Causeries 2007


Causerie de Monsieur Timothée Picard

10 janvier 2007

« Façonné par et pour la connaissance de soi :

Le modèle musical selon Stendhal »

Construire un modèle musical, c’est toujours plus ou moins proposer un système de valeurs. Ceci est d’autant plus vrai dans le cas de Stendhal que c’est en grande partie par ce biais que le moi peut être saisi en ce qu’il a d’original et d’irréductible. Or, cette quête d’un Moi pouvant jouir, tout particulièrement dans l’écriture, de la connaissance qu’il a de lui-même, tel est bien le foyer de la démarche stendhalienne. Montrer comment le territoire du modèle musical et celui du moi, tous les deux conquis, analysés et goûtés grâce à l’écriture, ne sauraient, chez Stendhal, se dessiner l’un sans l’autre, tel a été le propos de cette conférence. On a successivement tenté de montrer comment se dessinent les contours extérieurs puis intérieurs de la Stendhalie musicale. Par « extérieur », on entend : une réflexion sur la musique « en contexte », par le biais de considérations renvoyant à son histoire, sa géographie ou sa sociologie ; par « intérieur », une interrogation sur la musique prise en elle-même et sur le fonctionnement du plaisir musical selon Stendhal. Enfin, on s’est penché sur les liens qu’entretiennent, chez Stendhal, modèle musical et pratique autobiographique et cela, jusqu’à mener au seuil d’une fiction romanesque, à laquelle, par ailleurs, de nombreux héritiers ont rendu hommage.

Julien Gracq avance dans En lisant, en écrivant (1980) : « Chacun le sait […] tout grand romancier crée un « monde » -Stendhal, lui, fait tout à la fois plus et moins : il fonde à l’écart pour ses vrais lecteurs une seconde patrie habitable, un ermitage suspendu hors du temps, non vraiment situé, non vraiment daté, une refuge fait pour les dimanches de la vie, où l’air est plus sec, plus tonifiant, où la vie coule plus désinvolte et plus fraîche –un Eden des passions en liberté, irrigué par le bonheur de vivre, où rien en définitive ne peut se passer très mal, où l’amour renaît de ses cendres, où même le malheur vrai se transforme en regret souriant ». Nous ne pouvons pas ne pas constater la conformité d’une telle caractérisation de l’œuvre de Stendhal avec notre sentiment de lecteur. Plus précisément, la Stendhalie ainsi définie prendrait pour nous la forme d’un absolu : elle serait cette région –une idylle à n’en pas douter- dont l’idéalité serait musicale et l’accomplissement littéraire ; où le rêve d’un certain mode et d’un certain art d’être, émané d’une musique tout à fait spécifique, ne pourrait trouver consistance que dans son prolongement littéraire, tout à la fois par les raffinements réfléchis de l’analyse, certes, mais surtout dans une réinvention fictionnelle idoine, véritable éthique et esthétique en acte. Qu’il y ait une véritable éthique de l’opera buffa –une éthique et une philosophie d’une richesse d’enseignement exceptionnelle-, il n’y a pas à en douter. On pourrait la croire particulièrement rétive à l’ordre du discours. Que la littérature puisse malgré tout en rendre compte, voilà qui tient du miracle, et ne pouvait être conquis qu’au terme d’une démarche –d’homme et d’écrivain- tout à fait exemplaire.

T. P.

Causerie de Mme Yvette Formery :

7 février 2007

« Albert Stapfer et Stendhal »

Intituler cette causerie « Albert Stapfer, gendre de Stendhal » eût été un peu audacieux et provocateur. Et pourtant ! Dans une lettre de Civita-Vecchia du 27 septembre 1835, Stendhal félicite son jeune ami (né en 1802) pour son récent mariage : « sans flatterie, de tous les jeunes gens que je connais, c’est vous que j’aurais choisi pour le mari de ma fille si j’en avais une ».

Qui était ce gendre idéal ? Le père d’Albert Stapfer, Philippe-Albert Stapfer, fut un des premiers à faire connaître la philosophie allemande en France. Né à Berne en 1766, pasteur, il fut un ministre de la République helvétique lors de l’occupation de la Suisse par les troupes françaises en 1798. Il réussit à retarder l’annexion du Valais. Ses efforts dans l’organisation de son pays furent mal compris par ses compatriotes. Ayant épousé une Française, il s’installa à Montfort l’Amaury avant de venir à Paris où il recevait ses amis le mercredi.

C’est à François Guizot qu’il confia pendant trois ans l’éducation de ses fils. Passionné de pédagogie, Stapfer avait contribué à l’établissement à Berthoud de l’Institut Pestalozzi. Il participe à la vie philosophique et journalistique française : il écrit en particulier dans l’Encyclopédie universelle de Michaud des articles excellents sur Socrate et Kant. Ce n’est en effet qu’en 1803 que Mme de Staël dans son enthousiasme éclaire les Français sur la littérature allemande. Avec Charles de Villers, Ph. A. Stapfer reçoit chez lui de nombreux penseurs et en particulier Maine de Biran qui a pour ami intime André-Marie Ampère. Biran crée chez lui en 1814 une « société philosophique ». On sait que Stendhal en 1805 se procure le livre de Biran qui vient de paraître : l’Influence de l’habitude sur la faculté de penser.

L’amitié de Stendhal et du jeune Albert Stapfer se développe sur plusieurs plans. Albert est un traducteur remarquable de la littérature allemande. C’est un confident à qui on peut confier ses soucis et ses bonheurs. C’est un critique éclairé à qui on peut demander des conseils. C’est un élément charmant d’un cercle d’amis. Albert Stapfer est connu surtout par sa traduction du théâtre de Goethe. En 1828 paraît chez Sautelet la traduction de Faust par A. Stapfer avec des gravures d’Eugène Delacroix. Goethe appréciait et la traduction et les dessins, mais il préférait toutefois la traduction de Gérard de Nerval, parue aussi en 1828 (Nerval a 20 ans). « Je ne peux plus lire Faust en allemand, dit Goethe, mais dans cette version française tout reprend de sa fraîcheur, sa nouveauté, son esprit ».

Dans une lettre du 8 août 1823, Stendhal demande à Albert Stapfer de lui écrire souvent, de lui raconter ce qu’il fait et de lui « décrire le génie des habitants de la Beauce qui lui est aussi inconnu que celui des paysans de Bosnie ». En effet, la famille Stapfer séjourne au château de Talcy, entre Blois et Mer, château où Ronsard s’éprit de Cassandre et lui écrivit : « Mignonne allons voir si la rose… ». Stendhal échange aussi avec Albert Stapfer les nouvelles des femmes qu’ils fréquentent (la Pasta).

Stendhal sollicite aussi les critiques, celles de Crozet, celles de V. Jacquemont, qui ne ménage pas Stendhal. Il écrit en marge : « Cette grande phrase traîne » ou : « Style de portier ». Ce sont aussi parfois des louanges. A Albert, Stendhal demande des remarques sur le Rouge et le Noir : « Auriez-vous le courage de me dire exactement tous les défauts vus par vous ? Je tâcherai de les éviter dans Le Chasseur vert ».

Parler d’Albert Stapfer, c’est parler aussi de cette génération, née avec le siècle, qui, de 1820 à 1840, a touché de près ou de loin à Stendhal. Les écrivains se retrouvent dans différents cercles. Mérimée accède par Albert au cercle de son père chez qui il rencontre Victor Cousin. Avec Stendhal, qui est de 20 ans leur aîné, on les retrouve chez Viollet-le-Duc, Destutt de Tracy. C’est surtout dans le grenier d’Etienne Delécluze que Stendhal, Courier, Sainte-Beuve, Vitet, Stapfer font et défont ce qu’on a appelé le « romantisme réaliste ». Dans les Souvenirs d’égotisme, Stendhal raconte sa première visite chez Delécluze en 1822. Delécluze apprécie beaucoup le jeune Albert, avec qui il aime « dire des bêtises ». Le journal de M. de L’Etang (Delécluze), de 1824 à 1828, nous permet de suivre les péripéties de ces rencontres, le reflet des événements comme la mort de Géricault, celle de Girodet. Jacquement emmène Stendhal chez le grand citoyen, La Fayette. C’est auprès du baron Gérard, « le peintre des rois, le roi des peintres », que se retrouvent les amis de Stendhal. Des cantatrices y viennent aussi. Jacquemont conclut : « mon plaisir était sans mélange ».

Les relations de Delécluze et Stendhal sont houleuses. Delécluze le trouve excessif : « Beyle par son babil et ses paradoxes étourdit et ennuie tous mes jeunes gens. Cela me contrarie beaucoup ». En réalité, les jeunes gens sont ravis et Delécluze a de l’admiration pour Stendhal. Il s’étonne seulement de la liberté de ses propos, dont il est lui-même incapable. « C’est un bon ennemi et il y a plaisir à le combattre ». De même, Delécluze, peintre avant de devenir critique d’art, défenseur de la tradition académique, est surpris par les débuts d’Eugène Delacroix. Il a traité le « Dante et Virgile » de « tartouillade ». « Il m’immole à chaque salon », dit Delacroix.

Parmi les contemporains, Jean-Jacques Ampère sera un grand ami d’Albert Stapfer ; c’est ensemble qu’ils iront à Weimar du 20 avril au 15 mai 1827 et seront reçus par Goethe. Quant à Mérimée, il adressera des lettres à Albert toute sa vie.

L’influence de Stendhal sur ses jeunes amis, ceux que Delécluze (1781-1865) appelle « mes jeunes gens » est certaine. Il représente à leurs yeux la liberté de penser, l’humour, le non conformisme, l’impiété, le matérialisme outrageux, en un mot la jeunesse. Est-ce Théophile Gautier qui a dit : « Dans l’armée romantique comme dans l’armée d’Italie, tout le monde était jeune » ? D’autant plus qu’ils sentent derrière ces foucades l’honnête homme.

Stendhal donne à Stapfer ce conseil, en 1835 : « Tâchez de ne pas prendre la vie raisonnablement ». Il lui demande de secouer les oreilles pour rendre la vie moins triste. Sainte-Beuve, dans une lettre à Jules Claretie, fait allusion aux jeunes Parisiens (Stapfer ou Delacroix, ou Ampère) chez qui il a trouvé le même caractère : « une forme d’ironie et de moquerie à laquelle étaient sujets ceux qui avaient été mordus par Beyle ».

Delécluze reproche à Stendhal ce refus de l’amitié : « Le monde est un théâtre pour Stendhal. Il siffle ses amis quand ils jouent mal. Il n’a pas d’amis, il n’en veut pas ; il vous aigrit de propos délibéré quand il s’aperçoit qu’on va l’aimer ». Dans son journal, Stendhal écrit : « J’ai besoin de temps en temps de converser le soir avec des gens d’esprit, faute de quoi je me sens comme asphyxié ».

Je voudrais conclure par un arrêt sur image. Stendhal note : « J’ai rencontré Delacroix, un soir, en rentrant du spectacle : nous avons causé peinture en pleine rue de sa porte à la mienne et de ma porte à la sienne, jusqu’à 2 heures du matin, nous ne pouvions pas nous séparer ». Dans ce va-et-vient amical et nocturne, on peut imaginer Stendhal heureux.

Y. F.

Causerie de Mme Laure Lévêque

7 mars 2007

« Paysage investi et retour sur soi dans les Voyages en France »

« J’aime les beaux paysages ; ils font quelquefois sur mon âme le même effet qu’un archet bien manié sur un violon sonore ; ils créent des sensations fortes et rendent le malheur plus supportable » (MdT, 50). Telle est l’analogie, bien incongrue pour le stendhalien, qu’opère à Langres l’étrange « touriste » de Stendhal. Incongrue, parce que, si nul n’ignore quelles résonances excite la musique dans l’œuvre stendhalienne, Stendhal passe pour volontiers s’abstenir de verser dans le descriptif. Pour ne pas « gâter [s]es souvenirs », au nom de la préservation du « sentiment intérieur », que nourrit la musique mais que menace d’anéantissement l’irruption – aussi brutale qu’inévitable – du monde du dehors, avec son cortège de laideurs si offensant pour une sensibilité singulière. « Je voudrais pouvoir oublier le laid de la vie », mais « il faut en revenir à ce triste monde tel qu’il est ». Ou, comme il est fréquent dans ces Voyages, – Mémoires d’un touriste, Voyage dans le Midi de la France et Voyage en France – détourner le regard. Le retourner vers l’espace du dedans. Privilégier l’illusion d’optique, diffracter la vision pour la mieux réfléchir, en la soumettant notamment au prisme – révélateur stendhalien par excellence – de la composition picturale.

Pour déroutants que puissent apparaître ces récits de voyage, ils sont parfaitement balisés dès lors que l’on s’avise que ces Mémoires donnent autant une Histoire de l’œil qu’un tableau synoptique de la France, invitent à une école du regard où l’œil est à facettes, dirigé vers l’extraversion en même temps que vers l’introspection, en un regard oblique où, dans les choses vues, la coulisse compte autant que la scène. Aveuglante alors la solidarité de la vision optique avec la/sa représentation, ce qu’indique assez le recours obsédant au référentiel pictural, va-et-vient vertigineux où le paysage se colore de la palette du peintre, qui le motive. Et réciproquement. Dès lors les points aveugles et les lignes de fuite s’éclairent : tout est question d’angle d’attaque, de perspective et de composition dans ces tableaux de la France qui forment aussi un Tableau d’en France qu’enregistre un promeneur solitaire.

Solitaire. Et singulière sa vision, déprise du prêt-à-penser, qu’il soit savant – les Annuaires, qu’il ne faut consulter qu’a posteriori – pragmatique – je pense à nombre de ces Guides touristiques qui fleurissent alors – ou vulgaire, avec l’envahissant journal, qui n’est jamais que du commérage destiné à vous « envase[r] de sottise », alors même que Stendhal n’a pas dédaigné de participer à l’essor de l’entreprise journalistique.

Ce refus de la pression de l’opinion, de la force des idées reçues, revient comme un leitmotiv dans le rapport de Stendhal au paysage, au paysage en soi et aux paysages particuliers. Qu’un site soit communément reconnu et sacralisé par la culture universelle et la pétition de principe s’impose comme naturellement. Ainsi la fontaine de Vaucluse, pourtant, mais en réalité parce que, sanctifiée par l’ombre tutélaire de Pétrarque, suscite-t-elle un retrait quasi mécanique : « On a tant fait de belles phrases sur ce lieu célèbre que je n’en dirai rien », avance Stendhal dans les Mémoires d’un touriste (MdT, 158). Fontaine de Vaucluse ici, mais le propos vaut plus largement, dès que le touriste s’aventure dans des régions frayées, Mont Saint-Michel, chutes du Rhin, vallée de la Seine ou Pays de la Loire…, tous hauts-lieux de ce qu’il est convenu d’appeler la Belle France devant laquelle il est de bon ton de s’esbaudir. On devine bien que le touriste va vite s’employer à pourfendre ce conglomérat d’idées reçues qui formalisent – et surtout qui formatent – la représentation, aveuglant un regard impuissant à VOIR et ne générant plus que des chromos, qui, de fait, se répandront massivement jusque dans les milieux populaires dans les dernières décennies du XIXe s., ce qui ne peut, à ce double titre, qu’être insupportable à Stendhal. Au fait, cette pétition de principe élitiste n’a rien qui doive nous étonner et le propos a bien valeur de manifeste beyliste, dans sa suspicion de la transitivité du Beau et du goût, du goût du Beau, qui vient buter là sur l’indépassable insularité de la subjectivité, ce que vient encore aggraver une déperdition de substance corrélative à ce que Beyle, comme d’autres, identifie bien comme la première impulsion de l’accès des masses à la culture.

Devant ces masses bêlantes, le beylisme se révolte. Le titre même de l’ouvrage majeur des Voyages en France – Les Mémoires d’un touriste, bien sûr – et, partant, la qualité de touriste prêtée à son principal protagoniste installe ces enjeux de société au cœur de la réflexion. C’est la nouveauté même du tourisme et du statut de touriste qui porte en elle et qui expose en l’emblématisant une prise de position de classe, qui est celle de Stendhal. Celle, du moins, qu’il tente de clarifier autant pour lui-même que pour ses lecteurs et retravaille difficultueusement au prix d’une double contradiction : contradiction avec ses positions antérieures qui, dans Lucien Leuwen notamment, foudroient sans appel la France bourgeoise de Juillet, positions singulièrement amodiées ici, contradiction avec des options politiques et sociales affichées qui portent Stendhal au républicanisme mais sans qu’il lui soit possible de se rencontrer avec les principes démocratiques qui sont à la base de ce régime.

Il y a loin du classique Grand Tour qui, au XVIIIe s., initiait les élites européennes à la sensibilité au patrimoine culturel à la version qu’incarne Philippe L***. Naguère réservées aux âmes aristocratiques qui, elles, savaient les apprécier en une intime communion, ces jouissances supérieures sont désormais dénoncées par Stendhal comme l’apanage de la plate espèce bourgeoise. Il n’est à ce titre en rien innocent que, aux antipodes de cette élite distinguée, Philippe L*** appartienne à la marchandise, quand bien même il est un héros stendhalien, c’est-à-dire fait d’une pâte singulière et sensible qui l’isole de ses semblables, c’est-à-dire aussi pétri de contradictions qui le mènent, lui qui ne déteste rien tant que ce que Désiré Nisard appelle les « voyageurs de livret » (Mélanges, 1838) – entendons ceux qui répètent à l’envi leur guide en un psittacisme servile et satisfait – à en écrire un lui-même mais un qui, comme de juste, inverse tous les présupposés du guide conforme.

L. L.

Causerie de Mlle Agathe Lechevalier

4 avril 2007

« Stendhal et ce que dit le théâtre du monde : l’exemple de Féder »

La critique dix-neuvièmiste s’intéresse actuellement de très près à tout ce qui concerne ce que Philippe Dufour a appelé la « pensée romanesque », c’est-à-dire à cette forme de connaissance qui serait propre au roman, dont la matière romanesque serait le vecteur privilégié : connaissance non théorique, qui ne s’émancipe jamais de la trame romanesque, mais qui au contraire doit se lire à travers les lignes de la fiction qu’elle imprègne au plus profond.  Le dernier livre de Jacques Dubois, Stendhal : une sociologie romanesque, participe de cet intérêt critique qui considère dans le roman ce qui en fait le véhicule d’un savoir, et, en l’occurrence ici, d’un savoir sociologique. Mais, selon Jacques Dubois, ce savoir n’est pas perceptible à la surface du texte : le lecteur doit effectuer un travail de mise à distance des scénarios romanesque avant de mettre au jour une sorte de modèle réduit du fonctionnement social dans le texte. Nous ferions volontiers l’hypothèse que le théâtre, dans le roman stendhalien, peut constituer un instrument de cette mise à distance, parce qu’il constitue un modèle permettant d’éclaircir le fonctionnement du monde.

Rien d’étonnant à cela : l’idée du « théâtre du monde » constitue une métaphore mère de la civilisation occidentale. Mais cette correspondance est particulièrement prégnante chez Stendhal, chez qui la réflexion sociologique semble particulièrement liée à la recherche d’une poétique théâtrale. Stendhal ne cesse de le marteler dans tous ses essais sur le théâtre : pour plaire à un public, il faut connaître ses mœurs, et le dramaturge se doit donc d’être avant tout un bon sociologue. Or, l’analyse sociale à laquelle se livre Stendhal l’amènera, comme on sait, à la conclusion que la comédie est impossible dans les années 1830. Mais, impossible en pratique, il semble que le théâtre devienne cependant dans le roman un instrument privilégié pour retranscrire les dysfonctionnements du monde. Du même coup, loin de n’être que la réactivation d’une métaphore figée et anhistorique, la métaphore du theatrum mundi devient pour Stendhal un instrument herméneutique fondamental pour dire la désintégration de l’ordre ancien, et conceptualiser de nouvelles pratiques sociales.

Si la métaphore théâtrale est moins explicite et moins présente chez Stendhal que chez Balzac, c’est sans doute entre autres parce que dans les romans de Stendhal le théâtre est plus qu’une métaphore : le théâtre, c’est le monde au sens propre. En effet, la bonne société, c’est-à-dire la seule dont Stendhal s’occupe (voir l’article « Société » d’Yves Ansel dans le Dictionnaire Stendhal) se définit par son accès aux grands théâtres, et notamment à l’Opéra. Pour Julien comme pour Féder, il devient donc vital de se voir « donner les entrées », d’autant que le théâtre apparaît aussi comme le seul moyen de se former, d’acquérir les usages de cette société très fermée. L’exemple de Féder est ici particulièrement significatif : Féder se voit initié aux usages du monde par l’actrice Rosalinde (tout droit sortie de Shakespeare), elle-même devant ses manières « aux cinq ou six grands seigneurs qui avaient été ses premiers amis ». Se fait donc jour une sorte de circulation ininterrompue entre le théâtre et le grand monde, qui semble définir les codes de la distinction.

Mais en réalité, Rosalinde initie davantage Féder au fonctionnement théâtral du corps social dans son ensemble qu’aux manières de la haute société. Il est d’ailleurs piquant de voir à quel point le discours de Rosalinde, selon qui le principe essentiel est qu’« il faut jouer la comédie toujours », consonne avec les théories du sociologue Erwing Goffman. Celui-ci, dans La Mise en scène de la vie quotidienne, s’appuie sur les métaphores de la mise en scène et de la métaphore théâtrale pour fonder son analyse microsociologique. L’importance de ce que Goffman appelle la « façade » de l’acteur, la conformité des « rôles » avec les stéréotypes sociaux, la nécessaire conjonction cohérence de la représentation, l’existence indispensable de coulisses où les acteurs dépouillent leur rôle, l’exigence d’une séparation des publics : tous ces principes goffmaniens sont repris – plus agréablement sans aucun doute – par la « savante Rosalinde ». Il n’en reste pas moins que le projet caressé par Féder – se faire une place, grâce à cette initiation théâtrale, dans la haute société – échoue : dans le roman, Féder doit se contenter de la fort riche mais fort bourgeoise famille Boissaux.

En vérité, si le théâtre reflète le monde dans Féder, c’est bien en tant qu’il est de plus en plus investi par les bourgeois, et que la « bonne compagnie » y est en voie de disparition. L’Opéra, qui entretenait avant la Révolution un « rapport naturel [avec] les premiers personnages de la monarchie », est devenu l’objet privilégié de la lutte qui oppose les aristocrates et les bourgeois pour la domination symbolique. De parloir mondain, il devient peu à peu le lieu des « rendez-vous d’affaire » de personnages comme De Boissaux, et significativement chez Stendhal, il est envahi par « l’odeur du vinaigre » malencontreusement répandu par un provincial dans la loge de Valentine.

On peut alors se demander dans quelle mesure le théâtre, pour Stendhal, peut trouver en lui-même un remède à ce désastre social qu’est l’invasion du mauvais goût bourgeois. Deux alternatives semblent se profiler dans Féder. D’une part les « farces de Deschalumeaux », c’est-à-dire l’excentricité au sens propre (Féder joue à Deschalumeaux à la périphérie de la ville, là où personne ne peut le reconnaître) : la contestation de la société bourgeoise consiste alors en un repli sur l’individu, et sur la puissance polémique de sa propre fantaisie. D’autre part, l’exemple de Rachel, qui, à la fin du texte, fait danser fugitivement une grâce exquise et délicate au milieu du théâtre bourgeois : s’agit-il d’une dernière lueur lancée par un théâtre mourant, réduit à l’état d’une coquille vide, et incapable de servir de phare à cette nouvelle société ? ou bien de l’aurore fragile d’une gloire sur le point de naître, et capable, peut-être, par sa valeur d’exemple, de réformer la société ? On y croit peu, mais après tout, Féder, inachevé, gardera son secret.

A. L.

Causerie de Mme Maria Scott :

2 mai 2007

« Les trahisons de la télévision : l’adaptation du Rouge et le Noir par Jean-Daniel Verhaeghe »

Cette communication a proposé l’idée que l’adaptation par Jean-Daniel Verhaeghe du roman Le Rouge et le Noir, parue en 1997, ne respecte pas l’esprit du roman ; elle a suggéré aussi que la manière dont cette adaptation trahit la logique du roman est elle-même intéressante du point de vue de cette logique. La très belle adaptation de Jean-Daniel Verhaeghe, un film en deux parties destiné à la télévision française, accomplit avec efficacité ce que la critique du roman n’a jamais su faire : elle réussit à supprimer les aspects les plus problématiques de l’ouvrage en le transformant en histoire d’amour tout à fait linéaire et cohérente. Ce qui rend intéressant ce phénomène plutôt banal c’est d’abord le fait qu’il illustre une opération caractéristique de bien des lectures du roman Le Rouge et le Noir, et ensuite le fait que cette opération semble être anticipée et même mise en scène par le texte lui-même. Les critiques du roman Le Rouge et le Noir ont souvent eu du mal à accepter certains aspects problématiques ou résistants du texte. Les personnages de Julien et Mathilde, par exemple, posaient autant de difficultés pour les lecteurs contemporains de Stendhal que pour les autres personnages du roman. La complexité des personnages de Julien et Mathilde est souvent supprimée par d’autres personnages. Or, cette complexité est annulée de manière quasi-systématique par le film de Jean-Daniel Verhaeghe aussi. Julien est présenté dans le film comme le type du héros romantique, de sorte que son côté calculateur s’estompe, tandis que Mathilde y est présentée comme un personnage bien moins inquiétant que dans le roman. L’adaptation de Jean-Daniel Verhaeghe simplifie ces deux personnages en supprimant certaines scènes clés et en omettant des explications importantes. En effaçant la sensation de gêne produite par la conclusion du roman et en réduisant plus généralement la complexité des deux personnages principaux du roman, le film de Jean-Daniel Verhaeghe transforme un texte résistant en roman que l’auteur aurait sans doute rabaissé en l’appelant « roman de femme de chambre ». Ce qui est particulièrement intéressant dans la déformation effectuée par Jean-Daniel Verhaeghe c’est qu’elle reflète un geste de suppression qui est répété par les personnages dans le roman lui-même. Autrement dit, le film continue en quelque sorte la logique dont le roman parle. Cependant, en obéissant à la logique dont le roman parle, le film désobéit à la logique du roman. Il rate l’occasion de créer une fascination permanente semblable à celle produite par Le Rouge et le Noir de Stendhal.

M. S.

Sortie annuelle :

Samedi 16 juin 2007

Les lieux stendhaliens de Paris

Notre sortie a pris cette année la forme d’une promenade sur les pas de Stendhal dans la capitale. Sous la houlette de notre guide éclairé et éclairant Philippe Berthier, les étapes du parcours ont suivi les principales résidences parisiennes de Henri Beyle, de l’hôtel Daru (rue de Lille), où le jeune Grenoblois débarque en 1799, au cimetière Montmartre, où repose désormais l’auteur de La Chartreuse de Parme, en passant par le « grenier » d’E. Delécluze (rue Chabanais) où Beyle joue le rôle d’« agitateur d’idées » que lui a reconnu Sainte-Beuve, la rue de Richelieu, où Beyle a occupé plusieurs logis et a notamment rédigé Le Rouge et le Noir, ou encore la rue Caumartin où en 52 jours s’est produit le miracle de La Chartreuse de Parme. Sans oublier la moins joyeuse mais non moins émouvante rue Danielle-Casanova (ancienne rue Neuve des Petits Champs), où le soir du 23 mars 1842 s’est éteint Arrigo Beyle Milanese. A chacune des étapes et en relation avec elles, Philippe Berthier a proposé quelques lectures qui ont fait revivre pour un temps le Beyle parisien.

Cette sortie fut en outre l’occasion d’une rencontre avec les membres de l’Association Stendhal de Grenoble, qui la co-organisait. Le déjeuner qui a précédé la promenade a permis la rencontre entre Parisiens et Grenoblois.

Au cimetière Montmartre, après que Jacques Houbert nous eut rappelé le sort de la tombe de Stendhal, qui, grâce aux efforts de Victor Del Litto, fut déplacée, les présidentes des deux associations stendhaliennes, Béatrice Didier (Paris) et Marie-Claude Dupuy (Grenoble), ont déposé deux gerbes à la mémoire de Stendhal par « ses amis de 2007 ». Andrée Marcou et Partick Le Bihan, dans d’émouvants textes en vers et en prose, ont alors évoqué l’ami Henri.

Causerie de Mme Suzel Esquier

3 octobre 2007

« Rossini et la bataille romantique »

Pour mesurer l’importance du phénomène Rossini en France pendant les années 1817-1829, il faut en évaluer la nature sur trois plans : celui de la situation des théâtres lyriques à Paris, celui de l’imbrication de la querelle littéraire et de la querelle musicale dans le débat romantique, celui enfin de la dimension politique de cette querelle.

Selon un règlement impérial de 1807, toujours en vigueur, il y avait à Paris, après la Restauration, trois scènes lyriques officielles :

1 L’Académie Royale de Musique ou Opéra, scène française chargée d’interpréter le répertoire français, où tout devait être chanté. Les œuvres de Gluck et de ses émules constituaient le fonds du répertoire. Mais l’Opéra vivait sur le passé et se maintenait par la danse (d’où l’importance des ballets insérés ou adjoints aux œuvres lyriques). Les œuvres « récentes » (par ex. la Vestale ou Fernand Cortez de Gaspare Spontini) commençaient à dater.

2 A l’Opéra comique on chantait en français des œuvres plus légères et les récitatifs étaient admis. Mais, à l’abondante production des quarante dernières années du XVIIIème siècle avait succédé un essoufflement (Boïeldieu figurait comme le seul compositeur actif). Le répertoire était usé, la tradition se perdait. On notait un relâchement de la diction, ainsi qu’une perte de l’esprit du XVIIIème siècle).

3 Face à ce vide de la création française, la fécondité, la nouveauté et aussi la musicalité semblaient avoir trouvé refuge sur la troisième des scènes officielles : le Théâtre Italien. C’est là qu’une troupe soudée, des chanteurs de premier ordre, la variété d’un répertoire fondé sur des œuvres de maîtres tels que Mozart, Cimarosa, Paisiello, témoignaient d’une vitalité de l’invention, d’un renouvellement des formes et des genres. C’est sur cette scène qu’en 1817 fut programmée et montée l’œuvre d’un jeune prodige italien, qui avait connu le triomphe quatre ans plus tôt au San Benedetto de Venise : l’ltaliana in Algeri de Gioacchino Rossini.

A Paris, malheureusement, ce spectacle fut un échec. Les raisons étaient sans doute musicales (transpositions de certaines parties, chœurs mal préparés,…), mais la critique avait du mal à admettre le livret de cette turquerie bouffe (au demeurant dans la tradition italienne du XVIIIème siècle). Le Journal de Paris se montra particulièrement sévère : « l’ltaliana in Algeri, composée il y a cinq ou six ans pour le théâtre de Venise, était l’ouvrage d’un compositeur extrêmement jeune. Je ne sais quel âge avait l’auteur du poème, mais je doute qu’un écolier de troisième, qui débuterait chez nous dans la carrière dramatique, fît quelque chose de plus sot et de plus ridicule ». L’esprit bouffe heurtait notre tradition de la comédie de caractère et les Français de cette époque éprouvaient autant de mal à s’ouvrir à cette forme de rire légère, fantaisiste, peu soucieuse de vérité psychologique, qu’à recevoir les comédies shakespeariennes.

Cependant, un aspect de l’œuvre retint l’attention : la veine patriotique. Le chœur des esclaves et le grand air d’Isabella – « Pensa alla patria » (II, 15) – qui avaient transporté d’enthousiasme le public de la péninsule, touchèrent aussi les Dilettanti parisiens, qui découvrirent que la musique pouvait véhiculer un message subversif, traduire les passions, les rêves ou les aspirations d’un peuple et acquérir ainsi une dimension historique. Sur ce plan Rossini se montrait novateur. On comprend ainsi l’ampleur de la réaction nationaliste, qui s’ensuivit.

La création du Barbier de Séville (26-X-1819) suscita une nouvelle polémique : la tradition crut l’emporter en imposant la remise du Barbier de Paisiello. Cependant, l’œuvre de Rossini se maintint. Stendhal note combien le public savourait l’esprit de cette œuvre qui semblait « faite pour le méridien de Paris » (Rossini avait opéré un retour vers la comédie de caractère). La presse fit l’éloge des chœurs  vifs et animés, des effets d’orchestre, etc., et enfin le Miroir des spectacles put écrire le 16- VIII -1821 : « Une affluence considérable s’était portée à la 51ème représentation. Entendez-vous MM. du Conservatoire, la 51ème ! ». Le nouveau triomphait de l’ancien, en même temps que l’idée romantique selon laquelle chaque génération exige de nouvelles œuvres modelées sur ses passions et sa sensibilité.

En Juin 1821 fut créé Otello avec Giuditta Pasta dans le rôle de Desdémone et Manuel Garcia dans celui du Maure. Cet opéra connut rapidement le succès. Mais la réaction ne désarmait pas. Henri-Montan Berton, professeur au Conservatoire, membre de l’Institut et compositeur lui-même, crut bon de monter en première ligne en publiant trois articles vengeurs dans l’Abeille. Il déplorait, dans le premier, que « la belle école italienne soit entièrement perdue, que la règle d’unité d’intérêt soit méconnue ou proscrite, que l’élégance de la musique de Paisiello, de Cimarosa, soit oubliée ». Dans un troisième article, plus agressif, il dénonçait chez Rossini l’incohérence des rythmes, les recherches prétentieuses au niveau de l’harmonie, le volume de l’orchestre… pour terminer sur cette prise de position nationaliste : « Nous ne pouvons nous dissimuler qu’en ce moment l’ennemi ne soit aux frontières de l’Empire musical : gardons-nous de l’invasion, défendons l’héritage que nous ont légué nos illustres maîtres ! ».

Mais le public découvrait la qualité des interprètes ainsi que le drame moderne en musique, — drame qui ne repose plus sur un sujet antique ou mythologique, où l’émotion n’est plus liée au texte, mais à la situation et au pouvoir émotionnel de la voix favorisé par la partition. Citons, à titre d’exemple, le troisième acte de l’opéra : Desdémone, seule dans sa chambre avec sa confidente, entend au loin le chant d’un gondolier (Nessun maggior dolore che ricordarsi deI tempo felice nella miseria). Elle opère un retour sur sa propre douleur, songe à son passé, à son bonheur perdu, à son esclave africaine, morte depuis. Et entonne l’air du saule (symbole de l’amour malheureux) : « Assisa a piè d’un salice… ».

Il apparut dès lors que le pathétique nouveau, celui dont on avait besoin, se trouvait au Théâtre Italien. Parallèlement s’opérait une prise de conscience autour de cette question essentielle du rapport texte-musique à l’opéra. Le Journal des Débats des 15, 16 et 23-I-1823 s’en fait l’écho sous la plume de son chroniqueur, Geoffroy, qui constate que les compositeurs italiens « soutenus par leur poésie et leurs chanteurs obtiennent des victoires éclatantes », et conclut qu’il est temps en France d’abandonner le respect scrupuleux et stérilisant des règles de la tragédie lyrique. Face à ces critiques, la tradition française du chant se trouve fortement ébranlée. Une esthétique nouvelle s’élabore progressivement (par ex. chez Stendhal), qui place les arts — et en particulier ceux qui sont les plus éloignés des signes intelligibles (peinture, musique ) — sous l’empire de la sensibilité et non de l’intellect.

Pourtant, de 1821 à 1823, la polémique contre « les fanatiques du balcon des Italiens » ne désarme pas (cf. par ex. Le Corsaire, article du 19-XI-1823), tandis que les divers opéras de Rossini sont successivement représentés et avec grand succès. En novembre 1823, dans ce climat passionnel, le Maestro arrive à Paris. Un an plus tard, la direction du Théâtre Italien lui est confiée.

Selon le contrat, signé le 25-XI-1824, Rossini est alors tenu de composer des œuvres en français. Afin de se conformer à la tradition du Grand Opéra, il doit modifier son écriture vocale. Il procède d’abord à des adaptations d’œuvres antérieures : le Siège de Corinthe, Moïse, le Comte Ory (dont la musique provient pour moitié du Voyage à Reims). Avec Guillaume Tell, créé le 3-VIII-1829, il franchit un pas décisif. Sur un livret d’Etienne de Jouy, remanié par Hippolyte Bis, le drame de Schiller lui permet de réussir une synthèse entre les traditions française et allemande. L’œuvre reprend le mythe fondateur de la Suisse, met en scène la foule, inscrit à l’intérieur du drame politique un drame intime, intègre vérité épique ou historique et vérité humaine. La nature, les éléments participent de l’action et l’orchestre devient un des acteurs du drame.

Cet opéra connut d’abord une réception en demi-teinte. Berlioz lui-même l’éreinta, quitte à faire amende honorable cinq ans plus tard. Malgré tout, Guillaume Tell demeura au répertoire. Le génie de l’adaptation de Rossini avait contribué à renouveler le genre. En assimilant les apports de Spontini, de Weber et de Meyerbeer, en épousant l’esthétique du Grand Opéra et en proposant des œuvres en français, Rossini avait ouvert une voie nouvelle. Avec cette œuvre s’achève son extraordinaire parcours, qui l’avait conduit de la tradition settecentesca aux rives de l’opéra romantique..

S. E.

Causerie de Mme Marie-Bénédicte Diethelm :

5 décembre 2007

« Mme de Duras et Stendhal »

Cette causerie, axée sur les trois romans de Mme de Duras récemment réunis dans la collection Folio Classique, est menée sous forme d’un exposé préliminaire alternant avec des réponses aux questions posées par l’assistance.

Claire de Kersaint, fille d’une créole de la Martinique, mariée avec Amédée de Durfort, duc de Duras, qu’elle avait épousé à l’âge de dix-neuf ans, était à cinq ans près la contemporaine de Stendhal, étant née en 1778. Elle compensait son manque de beauté physique par la grâce de sa conversation et de réelles aptitudes pour les lettres. Grande amie de Chateaubriand, elle ne se contentait pas, pendant la Restauration, de tenir « le salon le plus à la mode de Paris » (Souvenirs du chevalier de Cussy), elle écrivait de nombreux romans, ébauchait des poèmes, rédigeait des articles, un journal intime, échafaudait des pièces de théâtre. Un thème constant, celui des amours impossibles, caractérise toute son œuvre, non seulement les trois romans publiés et présentés ce jour, mais les autres romans achevés restés encore inédits. A la fin de 1821, elle termine Ourika. En 1822 elle écrit coup sur coup Edouard, Olivier ou le Secret et Le Moine. Selon l’usage de l’époque, elle donne lecture de ses romans aux intimes admis dans son salon, ses manuscrits circulent dans la bonne société, l’admiration qu’ils suscitent aussitôt est prodigieuse. Réticente au départ, Mme de Duras finit par se résigner à ce que Balzac appelle « une prostitution de la pensée », c’est-à-dire à la publication. Ourika est publié en décembre 1823 sans nom d’auteur dans un tirage restreint et non destiné à la vente, ce qui en fait aujourd’hui l’un des « merles blancs » de la bibliophilie, puis chez Ladvocat en mars 1824 ; Edouard en 1825, tous deux sous un anonymat qui ne trompe personne. Ce seront les deux seuls ouvrages de Mme de Duras publiés de son vivant. Les journaux glosent, s’émerveillent ou ricanent de la « duchesse du Parnasse ». Le fulgurant succès qu’obtiennent ces deux titres inspire l’envie, à tel point que Henri de Latouche, bien connu des stendhaliens, s’empare du sujet d’Olivier et rédige à son tour un roman portant le même titre en tentant (avec un certain succès) de le faire passer pour l’œuvre de la « chère sœur » de Chateaubriand : même sujet (Latouche a entendu conter que Claire de Duras avait lu à ses amis un roman sur l’impuissance), même présentation typographique, même destination du profit (une œuvre de charité). La duchesse a beau démentir immédiatement être l’auteur de ce faux Olivier publié en janvier 1826, Stendhal en rend compte dans le New Monthly Magazine en affectant de croire qu’il s’agissait bien là en effet d’un roman de Mme de Duras. Mais très atteinte par cette mystification qui s’ajoute à ses chagrins intimes, malade, épuisée, elle abandonne tout projet littéraire, se retire progressivement du monde, accumule les séjours hospitaliers à la Muette et finit par se rendre à Nice où elle s’éteint le 16 janvier 1828, à peine âgée de cinquante ans.

On sait que Stendhal, dont l’intérêt pour Claire de Duras est attesté par de nombreux articles dans la presse anglaise (Eric Bordas, « Censurer le style d’une duchesse » in Stendhal journaliste anglais, études réunies par Philippe Berthier et Pierre-Louis Rey, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001), pense parfois à Edouard lorsqu’il écrit Le Rouge et le Noir et certainement à Olivier ou le Secret quand il rédige Armance. Il a même longtemps envisagé d’appeler le héros de son propre roman Olivier (ce qui eût fait « exposition ») avant de lui donner le prénom d’Octave. A-t-il pris connaissance du manuscrit de Mme de Duras ? C’est probable. Comment ? S’il n’avait sans doute pas accès en personne à son salon, il avait certainement entendu parler de la maîtresse des lieux et de ses œuvres par Cuvier qui, lui, la connaissait bien. Mme de Duras prêtait parfois ses manuscrits à ses amis (Talleyrand, Humboldt, Cuvier). Il n’est donc pas impossible que Stendhal ait assisté par le cercle du Jardin du Roi à la lecture du roman de la duchesse dont la donnée et certaines formules ont laissé une trace évidente dans Armance. Olivier ou le Secret, non publié du vivant de la duchesse, est resté presque totalement inconnu jusqu’au XX° siècle. En 1971, Denise Virieux a publié chez José Corti une excellente édition de ce roman sur la base de brouillons retrouvés dans les archives de certains descendants de la duchesse. Mais le texte restait incomplet et l’ordre du récit difficile à établir. L’édition présentée ce jour aux stendhaliens s’appuie, en revanche, sur une version autographe et complète du manuscrit d’Olivier retrouvé dans une autre branche de la famille de Mme de Duras, et dont une photocopie est circulée dans l’assistance. Est donc désormais accessible au public le texte dont Stendhal a pu entendre lecture et dont Sainte-Beuve a donné quelques fragments dans son portrait de Mme de Duras repris plus tard dans Portraits de femmes.

L’édition des autres écrits inédits de Mme de Duras (romans, journal, ébauches diverses, correspondance – celle-ci très importante) représente la prochaine étape d’un travail dont la première partie vient d’être soumise à l’attention des stendhaliens.

M-B.D