Causeries 2009


Causerie de Mme Yvette Formery

7 janvier 2009

« Barbey d’Aurevilly lecteur de Stendhal »

On vient de commémorer le bicentenaire de la naissance de Jules-Amédée Barbey d’Aurevilly, né le 2 novembre 1808. À cette occasion s’est ouvert un nouveau musée à Saint-Sauveur-le-Vicomte, lieu de sa naissance, que les organisateurs de l’exposition ont intitulé : « Barbey d’Aurevilly, contre son temps ».

On connaît de Barbey l’œuvre de romancier, les nouvelles, Les Diaboliques, Brummell et le dandysme, une énorme correspondance. On en a fait, à cause de sa silhouette hautaine et de sa réputation d’auteur catholique et fantasque, une sorte de Don Quichotte de la littérature. Ce qu’on connaît moins, c’est son œuvre de critique : Les Œuvres et les hommes, entreprise immense, sorte d’ »inventaire intellectuel du XIXème siècle ». « Je paradoxe », disait-il, ce qui explique pourquoi le public a été et est encore si intolérant avec lui.

Le pamphlet  Les 40 médaillons de l’Académie, publié dans le journal satirique Le Nain jaune en 1863, est un réquisitoire contre les académiciens de cette époque. Ne sont sauvés que le « délicieux » Vigny, Nisard, le comte de Ségur, Lamartine, Hugo et Mérimée. « Mérimée procède d’un homme beaucoup plus fort que lui, c’est Stendhal. Il est son diminutif et presque son disciple ». Barbey poursuit la comparaison : ce sont deux esprits positifs, athées discrets qui ont un « mépris honorable pour tout ce qui est vulgaire ». La grande admiration de Barbey d’Aurevilly est Balzac : de1850 à 1875, 19 articles enthousiastes. Il lui dédie L’Ensorcelée et Balzac lui dédie L’Auberge rouge.

Barbey écrit plusieurs articles sur Stendhal : le 13 juillet 1853 à propos de De l’Amour, le 28 juillet 1856 à propos de la Correspondance inédite avec une introduction de P. Mérimée, le 2 octobre 1876 dans Le Constitutionnel sur Vie de Napoléon – Fragments par M de Stendhal. Il cherche à définir « la fascination singulière » qu’exerce Stendhal, mais il refuse qu’on parle à son propos de réalisme, encore moins de naturalisme. Sa détestation concerne É. Zola dont il critique L’Assommoir. Ce n’est pas parce que Stendhal est matérialiste qu’il faut le confondre avec les réalistes, « Stendhal, ce père de tous les réalistes, qui cravacherait ses bâtards, s’il revenait au monde et qu’il pût les voir ».

Il veut montrer que Stendhal, tout diablement matérialiste qu’il soit, a le respect des choses religieuses : pourtant il a « pour ce catholicisme qu’il ne connaît pas mais qu’il aurait adoré s’il l’avait connu (?!) un mépris soldatesque ».  Mais « il avait le cœur qui battait pour les plus grandes choses… Il avait dans l’âme tout ce qu’il faut pour comprendre le pathétique et la grandeur ». Barbey d’Aurevilly dépeint Stendhal sous deux aspects : 1. C’est un homme d’action. 2. Il est devenu l’observateur de la nature humaine. C’est devenu un misanthrope qui se cache. C’est la « libre pensée » que Barbey déplore chez Stendhal qui n’a pas le sens du « merveilleux », du « mystérieux », du « religieux ». Pourtant il faut lui connaître « le plus charmant, le plus ensorcelant esprit, mais puissant, mais profond, mais subtil ».

Julien Sorel est-il aussi hypocrite que le frère Timothée de la Mandragore? Barbey emploie à plusieurs reprises le mot « machiavélisme » à propos de Stendhal. Dès 1844 il annonce à Trébutien qu’il écrit un Traité de la Princesse, qui devrait être le pendant  du  Prince de Machiavel et, inspiré par De l’Amour de Stendhal, un traité de séduction. Hélas, il ne fut pas écrit.

La critique de Barbey ne correspond à aucune école. C’est la critique d’un solitaire qui se méfie de la vulgarisation, de la critique professorale empreinte de l’esprit de lourdeur. Il préfère le paradoxe, l’indignation et la gaieté.

Ayant souvent désarmé ses ennemis par sa sincérité et ses exigences, il abandonnait toute attitude belliqueuse quand il rencontrait la qualité du style et de l’âme. C’est pourquoi il a aimé Stendhal et, selon sa formule, son « charme inouï qui ne s’épuise jamais ».

Y. F.

Causerie de Mme Anne-Marie Baron :

4 février 2009

« Stendhal à l’écran »

Adapter Stendhal peut sembler une gageure. Pourtant son œuvre a donné lieu à de nombreuses adaptations, puisque dès 1920, l’Italien Mario Bonnard adapte Le Rouge et le Noir et qu’en 1928 Gennaro Righelli dirige Mosjoukine et Lil Dagover dans Der geheime Kurier, adaptation du Rouge. Le même Righelli récidive en 1947 avec Le Courrier du roi, fantaisie interprétée par Rossano Brazzi et Valentina Cortese. Mais les plus célèbres de ces adaptations sont celles auxquelles Gérard Philippe prête son charme et sa jeunesse, Le Rouge et le Noir de Claude Autant-Lara (1953) et La Chartreuse de Parme de Christian-Jaque (1948). Si Stendhal, qui se voulait milanais, a été beaucoup adapté en France, il l’a été tout naturellement en Italie, et par les plus grands dans les années 60, Rossellini et Bertolucci. Le premier a fait, avec Vanina Vanini (1961), le film de la passion inconsciente, et le second, reconnaissant sa dette à Stendhal dans Prima della rivoluzione (1964), a emprunté les grandes lignes de son intrigue à La Chartreuse de Parme, dont il a fait une transposition éclatante. Les adaptations auxquelles Stendhal a donné lieu sont toujours politiquement marquées –  ce qui n’est pas surprenant. Quant à ses nouvelles, en particulier italiennes, elles ont  autant inspiré les cinéastes que les romans, puisque non seulement Vanina Vanini, mais Le Coffre et le revenant (Les Amants de Tolède, Henri Decoin, 1953) et Mina de Vanghel (Maurice Barry, 1953) ont été adaptés. Même l’essai De l’Amour a connu une adaptation de Jean Aurel en 1964[1]. Il ne s’agit pas  de juger ces films, mais de comprendre les problèmes spécifiques posés aux cinéastes par l’adaptation des romans de Stendhal et les solutions qu’ils y ont apportées.

Claude Autant-Lara et Christian-Jacque se sont voulus simples illustrateurs d’œuvres majeures. Leurs films valent surtout par leur interprétation : Gérard Philipe s’est imposé en Julien Sorel et en Fabrice del Dongo ; Danielle Darrieux s’est emparée pour toujours du personnage de Madame de Rênal. Les deux cinéastes ont mis en évidence l’aspect politique de ces œuvres, le premier avec la répétition du sermon devant la psyché par le jeune évêque, en robe violette et en surplis de dentelle, qui fait découvrir à Julien Sorel l’hypocrisie de la société ; et en raffinant avec ironie l’apparat de la cérémonie qui préside à la visite du roi à Verrières. Le second en mettant l’accent, comme Stendhal, sur la mise en scène du pouvoir absolu – probablement inspirée du Dictateur de Chaplin – par ses travellings qui explorent la longueur des couloirs du palais et la profondeur du bureau de Ranuce-Ernest IV – condensation en un seul personnage des deux souverains du roman. Ce traitement burlesque de l’espace est un élément clé de la dérision inséparable de toute satire de l’absolutisme. Dans Prima della rivoluzione, Bertolucci s’inspire de loin de La Chartreuse, qu’il transporte dans les années 60. Ce film, qui emprunte au roman seulement les noms de ses personnages et quelques éléments de son intrigue, ne peut donc être considéré que comme une libre transposition, mais s’avère de ce point de vue très intéressant par l’écart qu’il instaure avec le roman, en devenant un manifeste des idées politiques du réalisateur et une mise en scène de ses propres fantasmes.

En réalité, deux travers sont à éviter : il faudrait d’une part cesser de réclamer la fidélité d’un film à l’oeuvre adaptée et d’autre part cesser d’établir cette dichotomie française si schématique entre « films de droite » et « films de gauche », pour mieux apprécier ce qui différencie les cinéastes dans leur approche de Stendhal. Le Rouge d’Autant-Lara n’est pas plus un film de droite que La Chartreuse de Chritian-Jaque n’est un film de gauche ou Prima della rivoluzione, un film communiste. Certes l’idéologie d’un cinéaste est partie intégrante de sa vision du monde, mais s’y limiter serait réducteur. C’est son esthétique qui compte, le dialogue qu’il engage avec Stendhal et l’émotion dont il est capable devant le texte qu’il adapte. Les nouvelles historiques, qui concentrent à la fois une idéologie et une matière romanesque, sont bien faites pour plaire au grand public. Leurs adaptations en rendent compte avec des options différentes, choisissant tantôt la fidélité à l’intrigue, tantôt une liberté totale dans l’interprétation des caractères et des sentiments. Mais le tragique y est toujours présent – tragique souvent politique -, comme composante essentielle du texte stendhalien.

A.-M. B.

[1] Le film de Jean-François Richet (2001) qui porte aussi ce titre n’a aucun rapport avec Stendhal.

Causerie de Mme Suzel Esquier

1er avril 2009

« Stendhal, biographe de Haydn »

La célébration de l’année Haydn nous est l’occasion de revenir sur la première biographie française du compositeur, cette Vie de Haydn, premier écrit d’un auteur qui entra masqué dans la carrière sous le pseudonyme bouffon de Louis-César-Alexandre Bombet, alias Henri Beyle et futur Stendhal. Il a pu sembler paradoxal que Beyle, qui a répété aimer exclusivement la musique vocale et déclaré une prédilection non moins exclusive pour la tradition italienne, se soit essayé pour son premier ouvrage à écrire une biographie de Joseph Haydn, un compositeur qui de son vivant apparut comme le père de trois genres majeurs de la période classique : la symphonie, le quatuor à cordes et le trio avec piano. C’est méconnaître la curiosité de Beyle, son ouverture à la vie culturelle environnante. Rappelons que Paris  était au XVIIIème siècle la capitale européenne de l’édition musicale, que dès 1764 avaient paru les premières éditions des œuvres du compositeur, que ses symphonies figuraient (et de plus en plus régulièrement) au programme des Concerts Spirituels, puis de la cour sous l’Empire. Si laconiques que soient les mentions contenues dans les Œuvres intimes, un certain nombre de références attestent que Beyle a entendu certaines des œuvres symphoniques (parfois sous la forme si couramment pratiquée de la transcription pour piano), ainsi que La Création, et qu’il n’ignorait pas la gloire européenne que s’était acquise le compositeur, en particulier depuis ses séjours londoniens. Son propre séjour à Vienne en 1809 (qui coïncide avec la mort de Haydn) devait encore  aviver son intérêt.

Dès 1810, allaient paraître deux biographies en allemand, dues à des hommes qui avaient connu le compositeur âgé. Giuseppe Carpani, qui partageait ce privilège, devait à son tour puiser à ces matériaux pour donner à Milan en 1812 ses Haydine, dont Beyle s’empara. On ne s’attardera pas sur la question des plagiats : Beyle « emprunta » à Carpani, toutes les informations d’ordre biographique, y compris les anecdotes d’ordre privé ( ici s’exprime déjà son goût pour « les petits faits vrais »), le catalogue des œuvres du compositeur, les considérations historiques (histoire de la symphonie, histoire de la musique sacrée, histoire de la musique comique), le tableau de la vie artistique de la Péninsule, ainsi qu’une méthode de discours sur l’art, qu’il nomme plaisamment « le démon de la comparaison »… Plus profondément, la rencontre entre les deux « biographes » s’opèrent autour de goûts artistiques communs : dans le domaine de la musique d’abord, avec une prédilection marquée pour l’opéra italien, et aussi dans les domaines de la peinture, de la sculpture…

Mais d’emblé, Beyle s’émancipe de son modèle – de son pilotis – pour proposer des développements autour de préoccupations essentielles : la question du beau, qu’il peut nourrir de vues personnelles – « le jeune colonel » qui a connu « les neiges de Moscou » sait bien qu’il convient désormais d’intégrer dans la création esthétique cette dimension nouvelle du terrible, et aussi une définition du comique, d’un comique « romantique » (ici encore Beyle reprend en la développant par une analyse du Matrimonio segreto (Lettre XIII) la définition qu’il avait proposée dans la fameuse note de Moscou (septembre 1812), « le misto » d’allégresse et de tendresse si cher à son cœur ; enfin, le séjour à Vienne lui offre l’occasion de prolonger ses réflexions sur la sensibilité des différents peuples de l’Europe et de développer une peinture originale de l’âme allemande sous la forme incidente d’une pseudo citation (la Lettre d’une chanoinesse de Brunswick, insérée dans la Lettre XX). Tous ces aspects témoignent de l’effort personnel de Beyle pour énoncer de manière quasi définitive les grandes lignes d’une réflexion esthétique.  Parallèlement, il redessine à sa manière le portrait du compositeur Haydn, en soulignant son amour du chant, du beau chant, son absence de dogmatisme, son goût pour l’improvisation, sa foi dans l’inspiration, autant de traits qui en font un compositeur « romantique », avant la lettre. En prenant la mesure de la dimension égotiste de l’ouvrage, nous concevons que l’auteur y fût si attaché, qu’il ait des années durant sollicité ses amis  afin de promouvoir « ce livre si beau ».

S. E.

Causerie de Mme Sheila Bell

4 mars 2009

« Stendhal et Sarraute autoportraitistes »

Dans l’œuvre de Sarraute, c’est Balzac ou Tolstoï qui sert de repoussoir, Dostoïevski qui lui permet de décrire et de défendre son monde à elle : «ces mouvements subtils, à peine perceptibles (…) dont le jeu incessant constitue la trame invisible de tous les rapports humains». C’est pourtant chez Stendhal – fin psychologue comme elle et qui a dû, comme elle, attendre la renommée – que Sarraute a puisé le titre de son essai le plus connu, « L’Ère du soupçon ». Si Sarraute met ainsi son œuvre sous le signe d’un Stendhal-soupçon, c’est sans doute qu’elle reconnaît et admire chez lui le même esprit critique qui informe son œuvre à elle, esprit qui caractérise les deux textes autobiographiques : Vie de Henry Brulard et Enfance.

Cet esprit critique, rebelle, se manifeste et dans le rapport entre le moi et le milieu familial et social et dans celui entre le texte et les modèles littéraires antérieurs qui se proposent à lui. Le défi que lance chaque moi, chaque écrivain, se révèle de façon dramatique dans les « premiers souvenirs » : l’entrée en scène de l’enfant, marquée par la violence. Dans les deux cas, il s’agit de revendiquer sa liberté, soit en tant que moi, soit en tant qu’autobiographe. Stendhal se révolte contre le milieu familial bourgeois et grenoblois et se distancie du modèle autobiographique que lui offre Rousseau, Sarraute de son côté se libère de la pression exercée par l’image sacrée de la mère, lieu commun des « souvenirs d’enfance » classiques.

Comme Stendhal, Sarraute hésite devant l’écriture de soi et ses problèmes : lacunes de mémoire, souvenirs faux, distance entre enfant et adulte. Mais sa méfiance est plus profonde, ses hésitations plus radicales : l’aveu, même sincère, ne la tente pas. Pourquoi donc écrire ses souvenirs ? Sarraute a voulu, il est certain, protéger son enfance à elle contre les grilles trop simplistes, psychanalytiques et autres. Mais surtout il est question, pour Sarraute comme pour Stendhal, de faire œuvre, de tirer le genre des souvenirs d’enfance sur son terrain à elle : « J’ai vraiment choisi comme toujours certains moments, proches de mon travail, de ma recherche, de mon écriture »

L’autoportrait que nous offre Brulard se compose d’éléments divers : d’un côté le petit monstre grenoblois qui se transforme en « milanese », de l’autre le narrateur d’âge mûr qui commente son projet au fur et à mesure. En plus, ce narrateur d’une cinquantaine d’années, tout en se penchant sur sa jeunesse, continue à vivre et note ce qui lui arrive dans le présent ; dans cette vie présente, on peut lire des réponses aux questions initiales de Stendhal : « Qu’ai-je été, que suis-je ? » Dans Enfance, par contre, très peu de références au moi adulte, juste assez pour établir l’identité entre personnage, narrateur et auteur. Une fois sortie de ce monde enfantin de sensations sans nom, l’écriture de soi n’intéresse plus Sarraute. Enfance raconte le drame d’un enfant qui passe de la sécurité à l’abandon, et qui, petit à petit, reconquiert son équilibre. Quel rapport entre cette histoire de survie et l’écrivain Sarraute ? Ce qui lie l’enfant à l’écrivain qu’elle va devenir, c’est la découverte du pouvoir de la parole – « des lanières qui s’enroulent autour de moi, m’enserrent » – et de la résistance qu’il faut y opposer. Il n’est nullement question d’expliquer comment ou pourquoi devient-on écrivain. Enfance ne cherche pas à expliquer quoi que ce soit mais s’efforce simplement de capter les moments où s’installe et s’enracine l’obsession de toute une vie.

Brulard et Enfance : deux autoportraits bien différents. Dans l’un, on fait valoir le « je »-personnage ; dans l’autre on essaie de l’exclure. Dans les deux, pourtant, le fait d’être écrivain domine. Stendhal, en racontant sa vie, cherche à tracer les grandes lignes de son caractère, c’est-à-dire de « sa manière habituelle d’aller à la chasse au bonheur », et de ce récit ressort pour lui la primauté de l’écriture. Sarraute, à force d’exclure de son texte tout autre aspect du moi adulte, ne fait qu’accorder une pleine valeur à la vérité reconnue par Stendhal : « le beau littéraire [a été] le travail unique de toute ma vie ».

Sh. B.

Causerie de Mme Alexandra Pion :

18 novembre 2009

« Stendhal et l’érotisme romantique »

Terme qui résiste à une définition précise et univoque parce qu’il ne renvoie pas, à la différence du corps ou de la sexologie, à des données concrètes ou à une discipline particulière, l’érotisme se situe au cœur d’un réseau de fantasmes et de représentations qui ne concernent pas seulement les choses de la sexualité mais aussi celles de l’amour, les ta erotika. Or, ce paradigme s’est lexicalisé à la fin du XVIIIe siècle selon la neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie française (1992), au moment où Stendhal « venait justement de se donner la peine de naître ». Employé pour la première fois au sens de « désir amoureux » chez Rétif de la Bretonne (d’après Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française), le terme est défini par P. Larousse, dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, comme un néologisme se rapportant à tout ce qui a trait à l’« amour sensuel ». Ce néologisme présente ainsi un intérêt majeur dans l’histoire des idées, qui intéresse notre démonstration critique car, en désignant une forme particulière de l’amour, celle de l’« amour sensuel », il se rattache aux conceptions de l’amour qui convoquent une dynamique du désir et du plaisir rattachée aux sens et à la sensation telles qu’on peut les trouver chez les philosophes et les physiologistes en vogue depuis le XVIIIe siècle, sans précédent comparable dans l’histoire philosophique et littéraire française. En effet, si cela ne signifie pas que l’on n’avait jamais réfléchi aux ta erotika avant le XVIIIe siècle en France, ce n’est qu’à partir du Grand Siècle que s’impose de manière systématique une conception de l’amour et de la sexualité qui, du point de vue moral, social, politique, juridique et médical, s’est affranchi des préjugés théologiques en dotant le corps d’attributs qui appartenaient auparavant à l’âme. Sous la houlette de Condillac, l’école sensualiste – ou sensationniste – isole un sens sexuel complémentaire aux cinq autres sens, le « sixième sens », originaire du mouvement qui anime les êtres les uns vers les autres et constitutif de l’épanouissement de l’amour. Pour les sensualistes, tout amour est donc sensuel dans son essence. Sans que le terme érotisme soit précisément convoqué car encore peu usité, ce sont tous ses isotopants qui ont fait l’objet d’études systématiques dès le XVIIIe siècle par l’énonciation des lois du désir, la construction d’une épistémè du plaisir et l’ancrage du discours amoureux dans la vie sensitive et sensorielle dont ont hérité les Idéologues et leurs auxiliaires, au premier chef Stendhal.

Stendhal s’est en effet initié très jeune à ces études et l’ensemble de son œuvre, des romans aux essais en passant par sa correspondance et ses écrits intimes, nous montre un écrivain non seulement successeur mais aussi auxiliaire des sensualistes et des Idéologues. Partout sa pensée se rattache à la sensibilité et à la sensualité, et à plus forte raison dans De l’amour, qu’il publie en 1822, mise en forme aboutie des réflexions qu’il avait consignées dans sa Filosofia nova. Au fait, lorsqu’il affirme dans sa Filosofia nova que « le plaisir des sens ou pour mieux dire du sens, doit être le même chez toutes les nations », n’évoque-t-il pas ce « sixième sens » de l’amour responsable du « commencement de folie, [de l’] affluence du sang au cerveau, [du] désordre dans les nerfs et dans le centre cérébral » qu’il expose dans De l’amour qui s’ouvre sur cette définition : « Aimer, c’est sentir par tous les sens […] » ? Définition qu’il est impossible de ne pas rapprocher de celle du terme érotisme de P. Larousse et des conceptions sensualistes et Idéologiques. Même si Stendhal n’emploie pas ce néologisme, c’est bien une physiologie de l’érotisme, envisagé comme une isotopie, qu’il nous présente dans De l’amour qui interroge philosophiquement et naturellement la nature sensible et sensuelle de l’amour dans le premier livre, et son évolution en société dans le second livre, dans la lignée de Cabanis et de Destut de Tracy. A-t-il pour autant la même conception que ses maîtres Idéologues et sensualistes dont il se réclame ?

Car si l’ensemble des successeurs des sensualistes s’accordent à définir l’amour comme sensuel, ce sont les points de vue sur sa finalité qui divergent. Alors que pour les sensualistes ancrés dans le libertinage, l’amour est naturaliste, un jeu sexuel, il est au contraire une affaire très sérieuse chez les Idéologues et leurs auxiliaires dès la fin de la Révolution. Remodelés par l’essor de la bourgeoisie et de la promulgation du Code civil, les enjeux sociaux et philosophiques de l’érotisme ne sont plus les mêmes et font l’objet d’un vaste débat socio-philosophique. Au sein de cette société en déroute qu’il s’agit de réorganiser, toute passion est en effet suspectée de déranger l’organisme par les excès de sensations qu’elle provoque. Aussi les délires de l’imagination sont-ils condamnés et le sixième sens est-il rebaptisé instinct de reproduction. Tout au contraire, l’imagination est chez Stendhal la clé de voûte de sa théorie de la cristallisation qui se définit originellement comme un « mouvement de la nature qui nous commande d’avoir du plaisir » et qui s’exacerbe en amour-passion grâce à l’exercice de l’imagination. Faculté éminemment sensitive parce qu’elle affecte et transporte toujours l’individu qui imagine dans un univers de sensations pures, l’imagination permet de sentir, d’éprouver, d’incarner les fantasmes en déployant des trésors d’érotisme qui s’inspirent du réel et s’en détournent en même temps pour vivre une vie propre en magnifiant sans cesse l’objet du désir, ainsi que Stendhal l’a relevé chez l’Idéologue Maine de Biran. Source de plaisirs constamment réinventés, la cristallisation stendhalienne, qui « ne cesse presque jamais en amour » s’impose ainsi comme une idéalisation esthétique au sens étymologique du terme (« qui a la faculté de sentir »), véritable descente en soi-même pour jouir de l’édifice esthétique, au sens artistique du terme, que l’imagination de l’amant a élaboré en attribuant des perfections à l’objet du désir. Cette exaspération du désir en passion provoque tant de remous dans l’âme et le corps ainsi réunis dans un flot de sensations qu’elle finit par engendrer une véritable mélancolie érotique, ou érotomanie, que seule la possession physique peut calmer. Mais si elle n’intervient pas, la seconde cristallisation laisse alors place à une mélancolie sublime, source d’une idéalisation esthétique dont les émotions s’épanchent à travers l’écriture. Aussi Stendhal définit-il le sixième sens comme un sens du sublime, un sens trop méconnu des Français selon lui, qui permet de sentir les sentiments sublimes éprouvés « par un cœur vraiment amoureux de la mélancolie, surtout quand ce cœur, par son orgeuil bien permis, les raconte et s’en fait une auréole ». Véritable sens esthétique et non génésique, le sixième sens stendhalien n’est en effet autre chose que l’exaspération de la pulsion sexuelle en amour sensuel qui, lorsqu’il ne se consomme pas physiquement, s’illustre par la poesis, au moyen de ce que F. Kerlouégan (Ce fatal excès du désir. Poétique du corps romantique, Paris, H. Champion, 2006) a qualifié d’ « écriture-corps », une écriture sensitive qui incarne les émotions sensuelles et figure l’acte artistique de l’union rêvée. Et cette jouissance érotique et esthétique s’illustre chez Stendhal à travers l’activité même de l’écriture de De l’amour. Œuvre réalisée à la suite d’un échec amoureux, De l’amour ne s’est en effet pas seulement attaché à désigner le concept d’érotisme à travers sa théorie de la cristallisation, il l’a également représenté à travers le plaisir d’écrire cet ouvrage dans la mesure où l’amour et l’écriture se confondent à la source de la sensibilité. Aussi n’est-il guère étonnant que dans le second livre, qui s’attache à dénoncer l’ordre social établi, Stendhal revendique des modèles socio-érotiques puisant leur source dans la Courtoisie provençale et arabe où, par le truchement de la poesis, l’esthétique est tout à la fois une source de plaisir personnel et un moteur de l’ordre social. A ce titre, la conception stendhalienne de l’amour sensuel est résolument moderne pour son époque et rejoint encore les définitions contemporaines de l’érotisme qui affirment que : « A la différence de l’animal, l’homme est capable de transformer son instinct génésique en activité érotique : la pulsion sexuelle cesse d’être le moyen de perpétuer l’espèce pour devenir sa propre fin, hédonisme qui voit dans le plaisir le but suprême de l’homme » pouvons-nous ainsi lire dans l’Encyclopédie Hachette.

A travers l’analyse des deux livres de la physiologie De l’amour, éclairée par les réflexions des autres œuvres stendhaliennes (la Filosofia nova, les œuvres intimes, les romans et nouvelles), ce travail de thèse a ainsi visé à repérer et à comprendre les processus philosophiques et sociohistoriques de la valeur esthétique de l’érotisme stendhalien en les confrontant aux textes sensualistes qui l’ont inspiré et aux textes Idéologiques avec lesquels il débat. La première partie s’attache à l’étude de la définition stendhalienne de l’amour « Aimer, c’est […] sentir » en confrontant les étapes de la cristallisation aux diverses théories de la sensibilité afin de démontrer comment Stendhal a détourné les conceptions sensualistes et Idéologiques du sixième sens en attribuant un rôle clé à la vie sensitive de l’imagination dans l’appréhension esthétique et érotique du processus de l’idéalisation. La seconde partie analyse la critique sociale de De l’amour au sein du débat Idéologique mis en place par la scientia sexualis afin de repenser les relations entre les sexes et interroge les modèles socioérotiques convoqués par Stendhal, qui démontre que le sixième sens ne peut s’épanouir dans la société occidentale du XIXe siècle, afin de voir en quoi il renoue avec le principe de l’ars erotica oriental où la finalité de l’amour sensuel n’est autre qu’esthétique.

A. P.