Causeries 2012


Causerie de M. Paul Désalmand
04 janvier 2012

« Stendhal et moi, et Kierkegaard, et l’humour »

Stendhal n’a jamais lu une ligne de Kierkegaard et Kierkegaard n’a jamais lu une ligne de Stendhal. Paul Desalmand a trouvé là une bonne raison de les comparer. Après avoir établi une longue liste d’analogies entre ces deux destinées, il montre en quoi les visions du monde sont radicalement incompatibles. Cette démonstration s’articule en trois point : la femme, Dieu, le bonheur. Vient ensuite une partie centrée sur le mot « existentiel » qui montre en quoi ces deux auteurs sont proches et en quoi ils sont « modernes ». La question de savoir s’ils peuvent être dits « existentialistes » est traitée brièvement et, dans les deux cas, la réponse est non. La partie sur l’humour s’appuie sur un texte très drôle de Kierkegaard. Il s’agit d’une préface à un recueil de préfaces intitulé Préfaces.
Le texte de cette conférence avant sa procustation pour question de minutage est disponible sur le site de notre ami Jean-Yves Reysset. S’y ajoute un fichier comprenant de nombreuses citations tirées des œuvres complètes de Kierkegaard classées par mots clés.

P. D.

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Causerie de M. Michel Arrous
1er février 2012

« Stendhal néoclassique ou les pouvoirs de la sculpture »

« On aborde un aspect de l’esthétique et du goût de Stendhal dans le domaine de la plastique alors que sa sensibilité est plutôt picturale et qu’il a toujours affirmé la supériorité de la peinture dans le rendu des passions, parce que « l’expression la plus vive des mouvements de l’âme est dans l’œil, qui échappe à la sculpture. » Evoquer le néoclassicisme du « hussard du romantisme » semble un paradoxe dont la vérité est à rechercher dans l’élaboration de son esthétique, en partie sous le double signe de Winckelmann et de Canova. Si Stendhal a privilégié la peinture dans le « langage des choses muettes », il n’en a pas moins accordé une grande attention à la sculpture, aussi bien dans ses réflexions sur l’histoire de l’art que dans ses comptes rendus de salonnier occasionnel, à une époque où elle se voyait réduite à la portion congrue dans les expositions officielles et n’était pas l’art le plus prisé du public français.
Le mouvement artistique baptisé « néoclassicisme » dans les années 1880, s’est développé de 1750 à 1830, aussi bien en architecture – pensons à la Milan et à la Rome néoclassiques connues de Stendhal – qu’en musique, sculpture ou peinture – de David, qu’il admire, il dit qu’il « a peut-être eu plus d’influence sur la sculpture que sur la peinture ». Procédant historiquement d’une nostalgie de l’antique qu’on retrouve chez lui quand il pense à la peinture italienne de la Renaissance au Baroque, ce mouvement se caractérisa, du moins à ses origines, par l’ambition ou le rêve de créer le « beau idéal » prôné par Winckelmann. A ce concept absolu, Stendhal oppose la relativité des valeurs esthétiques : il y aura le « beau idéal » du Nord et celui du Midi. Bref, la beauté n’est pas belle partout.
Dès son livre de 1817 se développe sur le rôle de la sculpture dans l’approche du « beau idéal moderne » une réflexion empruntée à l’esthétique de l’imitation proposée par Winckelmann. On en retiendra deux éléments essentiels. D’abord, un réalisme restreint fondé sur la suppression ou la restriction sévère des détails, car leur abondance est préjudiciable à l’effet recherché : « La sculpture fixe trop notre vue sur ce qu’elle entreprend d’imiter. » Ce principe, illustré par la supériorité du Napoléon de Canova sur le Gladiateur Borghèse, a pour corollaire le principe de l’économie d’attention. Ensuite, une limitation de l’expressivité de la sculpture qui ne peut rendre le mouvement des passions : « Tout ce qui est soudain lui échappe ».
Avec « l’immortel Canova », la sculpture acquiert un prestige nouveau car « le sculpteur du XIXe siècle » qui incarne pour lui la douce volupté est supérieur à Michel-Ange, poète de la force. Canova a inventé une nouvelle beauté, une expressivité mesurée, loin de l’emphase poétique à la Corinne, qui émeut la jeune Giulia [Rinieri] devant les Adieux d’Adonis et de Vénus. Incarnation du néoclassicisme pour bien des historiens d’art, il est pour Stendhal le sculpteur qui a eu « le courage de ne pas copier les Grecs, et d’inventer une beauté, comme avaient fait les Grecs », le sculpteur du « beau idéal, plus rapproché de nos mœurs que de celles des Grecs », autrement dit un romantique puisqu’il a fait « la sculpture qui convenait réellement à ses contemporains ». Expression et grâce sont les deux qualités distinctives de Canova comme on le voit dans sa description des Trois Grâces et de la Venus Victrix, doublée par l’analyse de leur effet sur son imaginaire, cette « délicieuse incertitude » qui « promet » des « jouissances d’avenir ». A l’érotique du regard qui s’exprime dans la fascination pour le lisse du marbre, comme chez Winckelmann et tous les néoclassiques, s’ajoute « la grâce plus belle encore que la beauté », une grâce bien au-delà de la volupté comme l’illustre la méditation vespérale au tombeau des Stuarts, « si l’on tient du hasard un cœur fait pour sentir la sculpture ». Canova, dieu et monstre à la fois : comme il n’y avait rien entre lui et le Moïse, il n’y aurait plus rien après lui, même si ses disciples, tels Finelli ou Fiochetti, ne manquent pas d’imagination. S’il apprécie les bas-reliefs et quelquefois les bustes du Danois quasi romain Thorvaldsen, il déplore la lourdeur de ses statues colossales, à l’opposé de la grâce canovienne. Il reconnaît un réel pouvoir émotif à la Vénus du Suédois Fokelberg, mais son dieu Thor en soldat romain le laisse de marbre. De même pour Danneker, auteur de la sculpture allemande la plus populaire du XIXe siècle (Ariane à la panthère, 1812-1814). Dans leur recherche de la beauté idéale, ces artistes sont victimes de la lourdeur qu’il impute à « l’école allemande ». Parmi les œuvres françaises contemporaines, il distingue entre autres Daphnis et Chloé, groupe en marbre de Cortot, le Spartacus de Foyatier. De Bosio, le « Canova français » qu’il moque en privé, il préfère nettement La nymphe Salmacis au Louis XIV de la place des Victoires dont il goûte plus les jambes nues que la perruque, tout en lui reprochant un manque de « tranquillité », de ce calme qu’il admire dans le Marc-Aurèle du Capitole. De Hercule combattant Acheloüs transformé en serpent, grand succès du Salon de 1824, il dit que cette « fort belle figure » n’aurait pas dû remplacer aux Tuileries la copie d’Electre reconnaissant Oreste, parce que ce groupe antique obéit à la loi qui exclut toute pose exagérée, toute imitation de la nature « dans les moments d’extrême agitation ». Deux exceptions notables : David d’Angers, qui n’est pas encore le parfait représentant du conformisme romantique, pour La Mort de Bonchamps, statue en marbre blanc encore néoclassique par le nu du général vendéen saisi dans son élan magnanime, d’un caractère intemporel, et Félicie de Fauveau pour Christine de Suède refusant de faire grâce à son écuyer Monaldeschi, petit bas-relief qu’il juge supérieur aux grandes pages historiques de la sculpture officielle, et surtout sujet romantique parce que Mlle de Fauveau fait des statues « adaptées aux goûts et passions du XIXe siècle ».
Stendhal dit que « l’art statuaire est à la veille d’une révolution », laquelle se produira sous la forme d’une sculpture anti-académique en révolte contre Canova et le néoclassicisme, ce à quoi ne s’attendait pas le partisan du « beau idéal » ! Lui qui affirmait que le siècle avait soif d’émotions fortes et d’énergie n’a pas pu voir les débuts de la sculpture romantique après 1830 (Duret, Cortot, Duseigneur, Préault, Etex, Rude). S’il refusait la copie de l’antique (l’esthétique des suiveurs), il proposait encore de copier à la façon de Canova en s’inspirant de la révolution qui s’esquissait dans la peinture, avec Delacroix, mais aussi, hélas, avec Schnetz ou Ary Scheffer…
Fidèle à sa définition parfois ambiguë des conditions et des pouvoirs limités de la sculpture qui ne peut selon lui exprimer les passions – est oublié tel groupe antique ou le fameux Hercule et Lychas de Canova – il s’interroge sur l’avenir de cet « unique langage de la sculpture » qu’est le nu. Partisan de la nudité comme expression du sublime ou bien de la volupté mais surtout de la grâce, il déplore que l’esprit de l’époque ne soit plus au nu. Force est de constater que la polémique déclenchée au Salon de 1827 n’empêcha pas le nu de survivre ni de s’imposer. Sa conception de ce genre et l’idée qu’il se fait de son peu d’avenir renforcent sa nostalgie d’un « beau idéal moderne » qui n’est pas ou ne peut pas être celui d’une modernité à laquelle il reproche de trop systématiquement regarder vers le passé.
L’histoire de la sculpture romantique, avec ses conflits, ses heurts et ses blocages, inciterait à penser que Stendhal a limité ou sous-estimé les « pouvoirs » de la sculpture qui n’était pourtant pas pour lui un « art complémentaire » au sens où l’entendait Baudelaire ; néanmoins, il n’y a pas de véritable antagonisme entre ce qu’on a appelé, non sans parfois une connotation péjorative, le néoclassicisme et son romantisme dont Canova est l’exemple canonique. Ainsi, devant le tombeau du pape Rezzonico, peut-il conclure : « Peut-être sommes-nous ici en présence de la perfection de l’art. »

M. A.

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Causerie de M. Régis de Crépy
7 mars 2012

« A cache-cache entre Jules et Dominique, ou le plaisir de leur secret »

« C’est une partie de cache-cache serrée qu’il a fallu livrer pour découvrir ce qui a été occulté jusqu’ici dans les relations de Jules et Dominique. Jules, pour Julie, la fille aînée du baron de La Bergerie, Préfet de l’Yonne, qui épousa Louis Gaulthier, Receveur général à Auxerre en 1810, et qui devint depuis lors l’amie cachée de Dominique jusqu’à la mort de celui-ci. Nous la connaissons pourtant depuis la publication des inédits – Correspondance et Journal – dans lesquels elle apparaît sous deux aspects : l’inspiratrice de Lucien Leuwen, et la proche parente de la Duchesse de Montebello, grande dame de l’Empire, s’il en fut. Mais, avec les effets de brouillage qui accompagnaient ces informations, personne n’en avait pu tirer les conséquences.
Tout récemment, l’aboutissement d’une recherche documentaire sur le réseau Montebello, croisée à une relecture de l’œuvre romanesque, révéla de curieux rapprochements entre les principaux personnages de ce réseau et les héros des romans tels que Armance, la Chartreuse, Lucien Leuwen, le Rose et le Vert. On en venait même à se demander si la fascination déjà repérée de Dominique pour la duchesse de Montebello – la veuve de Lannes, « grande maîtresse » de Marie-Louise, régente de l’Empire, et icône du parti libéral sous la Restauration – ne s’était pas doublée d’une identification partielle avec son fils le jeune duc de Montebello pour devenir le fil conducteur de toute l’œuvre romanesque : le jeune homme brillant et plein d’avenir héroïque, mais atteint d’une fragilité qui l’empêche d’atteindre sa destinée amoureuse.
Le soupçon prospérant de l’accumulation des concordances et cohérences prend tout à coup l’aspect de révélation lorsque des faits historiques, tenus jusque là pour aussi confidentiels que singuliers, viennent à se retrouver traduits dans l’œuvre : tel un lot de correspondances reçues par Napoléon de Montebello qui inspire le dialogue entre l’abbé de Miossence et Napoléon de Montenotte.
En somme, un faisceau de présomptions qui tendrait à laisser penser que l’amitié amoureuse de Jules et Dominique s’est nourrie, au moins à partir de 1826, d’une coopération littéraire fondée sur l’observation permanente et intime du réseau Montebello. Observation qui offre une réponse à l’interrogation de Sainte-Beuve, qui se demandait comment notre auteur avait pu décrire une société dans laquelle il n’était pas reçu. Jules, observatrice de sa belle-famille pour le compte de Dominique, voilà une première hypothèse.
Mais ce n’est pas tout. Car il faut se pénétrer de l’idée que cette observation et sa traduction dans l’œuvre devait s’accompagner, pour être durable, d’un scrupuleux système de dissimulation. On peut même convenir que toute trace susceptible de révéler le processus a dû donner lieu à élimination, sauf peut-être un signal en clair-obscur, destiné à la révélation de la vérité pour la postérité : c’est en tout cas, la signification qu’on peut attribuer au seul véritable échange de correspondance qui nous soit resté d’après leur volonté à eux deux, à propos de la coopération littéraire sur le Lieutenant devenu Lucien Leuwen. Cet échange pourrait en effet révéler le processus opératoire de la création littéraire partagée entre Jules et Dominique : un maître d’ouvrage, passant commande par « plans de conduite » à sa préparatrice, qui rédige alors la toile de fond, la « recopie » après correction, pour aboutir à une première écriture du roman que Dominique reprend à ce moment-là pour lui donner le souffle de son génie.
Chercheurs littéraires, puissiez-vous poursuivre ce travail d’historien bénévole pour donner à Jules la place qui est peut-être la sienne : « A vous, Messieurs ! » »

R. de C.

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Causerie de M. Victor Brombert

04 avril 2012

« Pourquoi aimer Stendhal ? »

Dans les étonnantes pages, lumineuses et automnales, sur lesquelles s’ouvre Vie de Henry Brulard, le regard de l’auteur, à partir du mont Janicule, cherche à embrasser à la fois le panorama de Rome et le panorama de sa vie.  Le glissement du regard discrédite d’emblée la notion d’un panorama fixe. La vue d’ensemble devient narration sous le signe d’un double temps, historique et personnel. Passé et présent s’entremêlent. Réminiscences privées, méditations lyriques, démarche heuristique se confondent, faisant comprendre que vouloir se connaître veut d’abord dire vouloir se construire, que le moi est co-substantiel au livre, que Beyle/Brulard/Stendhal est une réalité que le livre ne décrit pas, mais qu’il crée.

Pour les Beylistes fervents, Stendhal apparaît d’abord comme un maître dans l’art de vivre, le modèle de l’homme libre, un allié, dans la quête difficile de la sincérité. En lui ils admirent le paradoxe incarné : le cynique tendre, l’ironiste passionné, le non-conformiste pudique, le rêveur lucide. Car le beylisme – ce mot que lui-même a inventé – signifie une sensibilité spéciale, en même temps que le goût de la masquer ; une façon de se regarder vivre dépourvue de prétention et de sentimentalisme ; une recherche du plaisir presque austère dans son raffinement.

Savoir jouir de soi-même, devenir son propre théâtre privé, exige une hygiène morale, une ascèse. Mais c’est aussi une entreprise d’autopaternité. Il n’est pas surprenant que le goût des pseudonymes accompagne l’acte créateur. Nous touchons ici à la thématique de la dissimulation et du déguisement. Il s’agit de rester impénétrable au regard d’autrui, de n’être pas deviné. Mais se cacher veut dire jouer un rôle, devenir autre. Instinct de romancier : le besoin du masque est en rapport étroit avec le besoin de créer un personnage. Porter un masque, c’est essayer un rôle, c’est se découvrir en s’éludant, c’est un devenir autre qui joue dans le sens de la fiction.

Fiction qui chante les moments privilégiés qui vibrent dans le souvenir, mais aussi le bonheur d’être dupe de ses rêveries, de savoir cultiver maladresses et déboires comme sources de bonheur. Courage de la lucidité qui se traduit en culte de l’individualisme et de l’énergie aboutissant à une leçon de politique et d’histoire qui éclaire les sens multiples et souvent contradictoires de la notion de liberté. Stendhal avait compris que l’accélération inouïe de l’histoire contemporaine, la tyrannie des événements et des idéologies, imposaient l’obligation de sauver ce que nous avons de plus précieux : notre liberté intérieure. Leçon de liberté qui s’étend à la conception même de ses personnages qui ne sont jamais prisonniers d’une définition préalable. Et cette leçon de liberté s’étend jusqu’à la condition de la femme. Stendhal rêve la femme émancipée, égale à l’homme.

Cependant, la liberté de la femme ne se comprend que grâce à une thématique plus complexe de la liberté, la métaphore de la prison heureuse devenant la figure même de l’espace littéraire. Dans Souvenirs d’Egotisme, Stendhal compare l’activité de « l’animal nommé écrivain » à celle du ver à soie qui a assez mangé de feuilles de mûrier, et qui maintenant a besoin de faire sa « prison de soie ».

Lire Stendhal est un exercice d’agilité et de discontinuité. Passionné d’opera buffa, il exploite dans ses écrits les ressources du recitativo secco, du staccato associatif de la rêverie, des instabilités sémantiques et disjonctions qui protègent et énigmatisent les moments lyriques, donc vulnérables. Stendhal nous initie à la problématique moderne du roman, sans emphase, sans grandes déclarations, sans morgue. Nul écrivain de son époque n’a été aussi conscient des enchevêtrements de l’autofiction et du mensonge romanesque à la recherche du vrai. Que de démarches obliques ! Mais aussi nul ne savait mieux que le vrai sujet reste toujours indisable. Stendhal appelle cela la pudeur de l’écriture. Dès ses lettres de jeunesse, il constate que plus on cherche à exprimer une pensée secrète, « plus on tremble lorsqu’elle est écrite ». Il désire – l’expression musicale est la sienne – noter les sons de son âme. Or il sait que l’expérience profonde reste inntable. Cette insistance sur la notation musicale situe bien la méditation et l’écriture de Stendhal à la frontière même de la littérature, sur cette ligne de démarcation ténue (aussi ténue que les fils de sa « prison de soie »), lieu instable et poétique où s’invente l’écriture et s’institue le texte. D’où le vibrato inquiétant, l’auto-interrogation permanente : mise en question de la littérature en train de devenir, et qui risque toujours de rester en-deçà ou au-delà du vécu.

V. B.

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Causerie de Mlle Claire Deslauriers

02 mai 2012

« Les etc., etc. de Stendhal, entre clin d’œil et complexité »

À la lecture d’une œuvre de Stendhal, on se demande souvent si le texte stendhalien, sous son apparente simplicité, ne dit pas bien plus que ce qu’il dit. Or les etc., etc., omniprésents sous sa plume, nous semblent constituer un des éléments stylistiques responsables de cet effet. À la différence des autres écrivains, Stendhal emploie très fréquemment le double ou le triple etc. Mais surtout, il place ces etc. à des « moments » du texte où ils créent des effets saisissants : distance par rapport à l’énonciation qui exhibe ou masque ses priorités, décrochages énonciatifs, ruptures discursives ou thématiques inattendues. Il semble donc que cette petite « marque de l’inachèvement » crée des effets bien particuliers, qui dépassent le cadre de l’ironie ou du simple clin d’œil.

Chez Stendhal, comme dans notre langage de tous les jours, etc. possède deux emplois principaux : il interrompt soit une énumération, soit un discours cité. Ces deux emplois existant dès le latin, nous avons expliqué les origines de l’expression, les causes de son figement et les enjeux de son passage du latin au français. En coordonnant une énumération, etc. permet de mettre sur le même plan les éléments énumérés : il annule ainsi les hiérarchies en suggérant une continuation selon un même paradigme (qu’il appartient au lecteur de trouver). Il crée donc un effet d’ellipse, bien ressenti par Arthur Schurig, traducteur du Rouge, qui a parfois remplacé les etc. par d’autres éléments énumérés ! Ainsi etc. programme une participation du lecteur, plus ou moins forte en fonction de la difficulté à trouver le paradigme qui permet de prolonger la liste. C’est pourquoi Stendhal emploie souvent, et avec délices, cet opérateur discret de dé-hiérarchisation, cette « épine » polémique pour déconstruire les représentations ou les idées reçues.

Les etc. issus de quatre textes de Stendhal ont ainsi été analysés et classés. Il s’agissait tout d’abord de donner un aperçu des etc. présents dans Le Rouge et le Noir et dans Lucien Leuwen, en comparant, grâce à quelques exemples précis, les effets de etc. sur le rythme narratif et sur les représentations des discours clichés, dans chacun de ces deux romans. S’il s’agit toujours d’insister sur les clichés tout en nous les épargnant quelque peu, ces clichés soulignent l’aspect odieux du monde représenté qui s’oppose, dans le Rouge, à l’énergie de Julien. Mais dans Lucien Leuwen, où les etc. sont plus nombreux, le cliché ne s’oppose plus qu’à d’autres clichés, à un rythme soutenu, permettant ainsi la légèreté de la mise à distance. Dans les deux romans, les etc. ont la fonction d’abréger certains discours (puisque le langage, en crise, n’est plus qu’un outil galvaudé impropre à exprimer l’affect) mais ils servent aussi (dans Lucien Leuwen plus souvent que dans le Rouge) à sauter par-dessus une durée narrative, à revenir au récit ou au dialogue, à exhiber la narration dans sa course éperdue.

Les rôles de etc. furent ensuite examinés, grâce à quelques exemples représentatifs, dans deux œuvres non fictionnelles, De l’Amour et Racine et Shakespeare. Dans chacune de ces œuvres, etc. joue un rôle différent dans l’organisation textuelle : dans De l’Amour, il marque la fin de l’exemplification (listes ou anecdotes) d’une théorie et le passage à la théorie suivante. Dans Racine et Shakespeare, une de ses fonctions les plus importantes consiste à souligner les deux paradigmes qui se répondent (le romantique et le classique) obligeant le lecteur à prolonger des énumérations polémiques : listes de théoriciens, d’auteurs, d’œuvres, de personnages romanesques, abhorrés ou adulés selon le point de vue représenté, romantique ou classique. Bien sûr, il nous reste encore à explorer d’autres enjeux de ces etc., etc. : non seulement dans les écrits abordés ici, mais aussi dans les œuvres intimes, le Journal, les biographies, et dans bien d’autres textes inclassables de ce grand polygraphe.

C. D.

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Causerie de Mlle Muriel Bassou

03 octobre 2012

« Beylisme, égotisme, amitié selon Stendhal »

L’amitié est une pratique sociale aussi bien qu’un concept et qu’un sentiment. Il s’agit dès lors de s’interroger sur la conception de Stendhal de l’amitié, mais aussi sur ses manifestations et pratiques aussi bien que sur ses représentations et modèles. Mais je souhaite maintenir ces problématiques dans une perspective cohérente et resserrée, celle de la réhabilitation de l’altérité dans l’œuvre de celui qu’on a pu appeler Monsieur Moi-Même, en revalorisant à la fois le dialogisme de sa pensée et en retraçant la genèse d’un écrivain et d’une pratique d’écriture.

Étudier l’œuvre stendhalienne dans une perspective dialogique, c’est aussi s’inscrire dans un renouveau de la critique stendhalienne qui revient sur des positions de Paul Valéry à Gérard Genette ou Victor Del Litto. À quel point l’œuvre stendhalienne est profondément dialogique, c’est précisément ce que les travaux récents de la critique ont contribué à montrer, en particulier l’un des derniers numéros de L’Année stendhalienne portant sur la question[1]. De fait, cette notion transversale se retrouve partout au cœur de notre sujet : dialogue pour la formation de la pensée à travers les lectures, dialogue comme forme-clé de l’esthétique dramatique ou romanesque, dialogue comme pratique amicale essentielle, dialogue comme conception du fait littéraire, dialogue de plumes au sein de l’écriture en collaboration…

Le caractère essentiel de l’altérité dans l’œuvre stendhalienne ne signifie pas qu’il faille surévaluer l’affection, le nombre ou l’importance des amitiés réelles de Stendhal. Notre propos est de réévaluer le rôle joué par les autres et plus particulièrement par les amis dans les questions majeures qui occupent Stendhal : devenir écrivain mais aussi se connaître[2].

Notre étude désire clairement réhabiliter l’amitié oubliée, dans la lignée de l’article de Philippe Berthier sur « Fouqué ou l’ami offusqué[3] », ambition que nous avons étendue des romans à tout le corpus des écrits personnels (autobiographies, journaux, correspondance). Comme toute question importante dans la vie de Stendhal, il me semble révélateur de voir en quoi l’amitié permettait de repenser les concepts fondateurs à travers lesquels on avait lu l’œuvre stendhalienne : le beylisme et l’égotisme.

À travers l’expression paradoxale d’« égotisme à plusieurs », je mettrai l’accent sur la période de formation intellectuelle de Stendhal avec ses amis qui lui fournissent à la fois un réservoir d’idées communes, la maîtrise de l’analyse et un style dialogique et incisif. Plus largement, je m’interrogerai sur le scénario de l’auctorialité multiple qui a présidé à la naissance de l’écrivain : Stendhal s’invente dans un cercle amical, ses idées se forment au contact de ses amis de l’École centrale dans un bouillonnement productif, mais aussi dans une pratique originale qui est l’écriture en collaboration dont toute l’importance a été largement négligée.

Si les critiques ont bien noté le mouvement pendulaire qui préside à la naissance de l’écrivain Stendhal entre son goût de la lecture et sa méfiance livresque, il s’agit de montrer combien cette invention de soi se double aussi d’une collaboration avec autrui tout aussi fondamentale.

Quant à l’analyse du « beylisme », elle permet de s’interroger sur la relation à autrui, en dehors de toute confrontation douloureuse entre le moi et l’autre. Le beylisme est bien une forme d’« art de vivre heureux » inventé par Stendhal qui fait l’objet d’une théorisation et d’une pratique. Il s’agit de réfléchir à la place de l’amitié dans cet art de vivre heureux avec soi et autrui, à la source même de la théorisation du beylisme, et à la conception de l’amitié qui apparaît grâce au concept de « déliement ».

M. B.


[1] L’Année Stendhalienne, n°7, « Le dialogisme », op. cit.

[2] Ce qui n’est qu’une conséquence du premier point : pour devenir un grand écrivain, il faut connaître le genre humain. Or, le Moi est un très bon échantillon du genre humain et un bon sujet d’observation mais, « quel œil peut se voir soi-même ? » c’est le début d’une quête incessante… (Vie de Henry Brulard, p. 535.)

[3] Philippe Berthier, « Fouqué ou l’ami offusqué », in Le Bonheur de la littérature : variations critiques pour Béatrice Didier, sous la direction de Christine Montalbetti et de Jacques Neefs, Paris, PUF, 2005, p. 191-200.

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Causerie de M. Henri Daru

14 novembre 2012

«  Martial Daru : Maître et bienfaiteur de Stendhal »

Martial Daru, cousin de Stendhal et frère cadet du comte Daru, commence sa carrière comme ce dernier. Aide-commissaire des guerres à dix-huit ans, il exerce avec compétence ses fonctions en Bretagne en pleine tourmente révolutionnaire, à Lorient, Vannes, Nantes et Rennes. Il fait face avec courage aux redoutables représentants du peuple, comme Prieur de la Marne. Nommé à Mayence, puis à Paris, il participe au coup d’état du 18 Brumaire.

À vingt-cinq ans, en 1800, sous-inspecteur aux revues avec rang de colonel, il accompagne en Italie  son frère et le premier consul, suivi de son jeune cousin Henri Beyle. Revenu à Paris, il fait partie de la commission du Code militaire, présidée par Pierre Daru. Il part en Allemagne, toujours suivi de Beyle, et assume l’intendance de Brunswick, avec le jeune homme pour adjoint. En mars 1808, Martial part en Espagne comme inspecteur aux revues de la garde impériale avec le maréchal Bessières ; il a rang de général de brigade à trente-trois ans. Il est présent aux victoires de Medina del Rio Seco et de Somosierra et entre à Madrid aux côtés de Napoléon. Il quitte l’Espagne en 1809 et rejoint l’Autriche et sa capitale en avril ; il y assume l’intendance de Vienne et de la basse Autriche, ainsi que la tutelle de la Régence, c’est-à-dire de la municipalité, y compris la Monnaie, les hôpitaux et les théâtres. Beyle est encore là et exercera dans ce cadre d’importantes responsabilités. Martial est présent à Wagram, mais subit bientôt pour une vétille une disgrâce totale de la part de Napoléon. Il rentre à Paris et reste un an sans emploi.

Grâce à l’influence de son frère, devenu ministre secrétaire d’état, mais resté intendant général de la Maison de l’Empereur, il est enfin nommé, sous la responsabilité de Pierre, intendant des Biens de la Couronne à Rome. C’est l’apothéose de sa carrière. Il devient en réalité le véritable patron des arts à Rome pendant trois ans, avec des collaborateurs prestigieux comme le sculpteur Canova, le peintre Tofanelli ou l’architecte Stern. Il se trouve à la tête d’un patrimoine exceptionnel, dont le palais du Quirinal, les musées du Vatican et du Capitole, et la Bibliothèque vaticane. Il a aussi la charge des fouilles archéologiques et assure la tutelle de la fameuse Académie de Saint-Luc. Il fait travailler les principaux artistes et artisans de la capitale à la rénovation du Quirinal, dont il transforme l’intérieur en véritable chef-d’œuvre néoclassique. Parmi ses nombreuses commandes, figure celle qu’il passe à Ingres, le Songe d’Ossian, destiné à la chambre à coucher de l’Empereur. Il restaure les Tapisseries de Raphaël, restructure les salles consacrées à ce maître au musée du Vatican, développe la Bibliothèque vaticane et maintient en vie, malgré les ordres, le chœur de la Chapelle Sixtine. Il imprime sa marque à l’urbanisme de Rome par sa présence au sein de la Commission des Embellissements, aux côtés du préfet Tournon et du maire, le duc Braschi. Il fait de même en ce qui concerne les méthodes de restauration des monuments antiques.

Pendant toutes ces années, Beyle est presque constamment à ses côtés et subit profondément son influence. Personnage naturel, brillant, élégant, séducteur, piquant, Martial est l’ami fidèle, le modèle, le mentor, l’initiateur de Stendhal. Avec lui, le futur écrivain s’exerce à la déclamation et à l’écriture ; leurs comédies inachevées respectives, Letellier et La Vengeance, ont un thème identique. Les premiers héros de ces lambeaux d’écriture, Chapelle, Chamoucy et Vardes, ressemblent furieusement à Martial et, de l’aveu même de Beyle, ont été inspirés par lui. Grâce à Martial et avec lui, Beyle connaît l’éblouissement de l’Italie, de son architecture, de la Scala de Milan, des Italiennes resplendissantes, la Monti, la Pietragrua, les comtesses Arese et Gherardi, etc. C’est aussi Martial qui lui fait connaître le théâtre et l’opéra de Paris, avec ses danseuses et ses actrices, comme Clotilde, Louason et la grande Duchesnois ; à Brunswick, la douce Minette de Griesheim et la céleste Philippine von Bülow les enchantent. Stendhal dira de Martial qu’il fut « mon bienfaiteur, le maître qui m’a appris le peu que je sais dans l’art de me conduire avec les femmes », ce peu qui remplit ses romans. Lors du séjour en Allemagne encore, ils traversent ensemble la petite ville de Stendal et chassent dans les forêts de Westphalie ; ils visitent le musée de la ville et la galerie de Salzdalhum, pour y choisir les chefs-d’œuvre destinés au Louvre, et la bibliothèque de Wolfenbüttel, pour en extraire des livres précieux pour la bibliothèque impériale. Pendant la campagne d’Autriche, ils parcourent le champ de bataille d’Ebersberg et traversent le pont de la Traun, où la peau de la main d’un bel officier ennemi tué reste dans celle du curieux Monbadon. Ensemble, ils visitent Rome et le musée du Vatican, et comparent passionnément les mérites de Raphaël, du Corrège et des Carrache.

Enfin et peut-être surtout, l’observation de Martial inspire à Stendhal sa propre conception du beau idéal, notion qui constitue à son époque l’une des bases de la réflexion sur la littérature et les arts. L’antiquité avait trouvé son beau idéal en idéalisant la force ; selon Stendhal, il faut, à son siècle, « substituer à la force, l’esprit et la grâce ». Et Beyle, exaltant les qualités du beau idéal, fait un véritable portrait de Martial. Ce beau idéal est naturellement à l’opposé de sa propre nature et provoque une tension qui marquera toute sa vie, en particulier son rapport avec les femmes, et partant, toute son œuvre. Ces qualités du beau idéal, Stendhal les décline sur tous les plans. Ainsi son style est « naturel, élégant et piquant ». Il dit de Rossini que, « suivant sans s’en douter les traces de Canova, il a substitué l’élégance à la force, si utile et si estimes de la Grèce antique ». Il juge que « Canova a inventé un nouveau genre de beau idéal, plus rapproché de nos mœurs que de celles des Grecs ». Ses réflexions sur les Carrache vont dans le même sens.

Ainsi, l’on peut dire que Martial est au premier chef l’un de ceux qui ont fourni au littérateur en herbe la matrice première où son esprit baigna, se nourrit et se développa, permettant à son génie d’éclore enfin.

H. D.