Causeries 2005


Causerie de Monsieur Francesco Spandri

7 décembre 2005

« La vision de l’histoire chez Stendhal et Tocqueville »

Stendhal et Tocqueville semblent, de prime abord, s’ignorer mutuellement. Le sociologue ne fait jamais allusion au romancier, le romancier ne cite que deux fois le sociologue. Leur “rencontre” n’en demeure pas moins une rencontre essentielle. En effet, ils associent au cas américain une réflexion sur l’histoire qui dépasse largement les limites d’une critique de la démocratie. Perçue comme problème identitaire par le héros stendhalien, vécue comme processus de mise en tutelle par l’individu tocquevillien, l’histoire devient à la fois énigmatique et irrésistible. Mais si pour l’auteur de la Démocratie en Amérique il s’agit de savoir gouverner une transition historique grosse d’avenir, l’auteur de la Chartreuse de Parme renonce à résoudre l’énigme de l’histoire et se soucie exclusivement de la survivance de l’Art.

F. S.

[N.B. : le texte intégral de l’intervention de Francesco Spandri paraîtra dans la Revue d’histoire littéraire de la France, en janvier 2006]

Causerie de Monsieur Christopher W. Thompson

9 novembre 2005

« Stendhal et le livre de voyage romantique »

Depuis quelques années, l’on s’intéresse enfin à la forme propre des livres de voyage romantiques, au lieu de se contenter de cannibaliser ceux-ci pour des études sur leurs auteurs ou sur les pays visités. Ici, il ne peut être question que de quelques aspects des deux Rome, Naples et Florence.

Celui de 1817 traduit le bonheur fou de voyager que beaucoup ont retrouvé après 1815 et, en même temps, une réaction marquée contre le « bien écrit » des deux auteurs qui avaient lancé la mode des écrivains romantiques voyageurs : Chateaubriand et Madame de Staël. Pour souligner cette réaction, Stendhal a placé son « ouvrage naturel », sous la double enseigne du Voyage sentimental de Sterne et de l’avant-garde musicale constituée par Rossini. Stendhal fait, en effet, écho à Sterne lorsqu’il écrit qu’ « à voir mes jugements noirs sur Rome, vous me croiriez malade comme Sharp et Smollett » (VI, 18), précisément les deux misanthropes dont Sterne s’était démarqué dans son Voyage sous les sobriquets Smelfungus (Smollett) et Mundungus (Sharp). Stendhal a vraisemblablement déchiffré ces sobriquets grâce aux notes de la traduction italienne publiée sous un pseudonyme par Ugo Foscolo (Pise, 1813, 49n – 59n).

Quant à la musique que « l’officier de cavalerie » poursuit à travers l’Italie avec tout l’entrain des « houzards de la liberté » qu’étaient désormais pour lui les écrivains importants, elle est plus intimement liée à la forme de l’ouvrage qu’on ne l’a pensé. Le texte suggère évidemment une analogie, tant entre le style haché que l’auteur présente comme le prix de sa spontanéité et la description de la musique comme « une suite d’interjections » (VI, 3, 48), qu’entre l’improvisation de l’écrivain voyageur et la musique que les maîtres italiens composaient en se précipitant « d’un bout de l’Italie à l’autre » (VI, 29). C’est d’ailleurs justement à propos de ce dernier trait que Stendhal invente une rencontre avec Rossini. Et quelles que fussent les réticences de Stendhal alors, c’était lui le compositeur d’avenir dont un trait moderne était la rapidité avec laquelle il improvisait et le caractère naturel de son style (VI, 16, 29). L’analogie avec « l’ouvrage naturel » que ce livre est censé être ne peut pas être fortuite(voyez aussi OI, II, 958 [VHB]) et l’attaque brusque, les transitions abrégées et les ironies chatoyantes du premier Rome, Naples et Florence peuvent utilement être comparées au brio et aux ouvertures célèbres du maître italien. De même, lorsque Stendhal écrit « J’ai été sifflé en quatuor ; quatre personnes sur sept parlaient à la fois pour me terrasser », ce quatuor pourrait être de Rossini (VI, 76).

Mais la mélomanie de Stendhal a peut-être contribué également à un autre aspect de l’ouvrage. Dans ses livres précédents, Stendhal avait peu à peu développé une conscience rare à l’époque de la page comme espace vertical, avec un potentiel expressif dans les titres courants en haut, comme dans les notes infrapaginales. Il s’en était déjà montré averti dans les notes du Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, où il avait même tiré parti des effets supplémentaires que l’on pouvait obtenir d’une seconde série de notes sur les notes. Il avait développé leur utilisation dans l’Histoire de la peinture en Italie, et c’est en préparant ce dernier livre qu’il avait commencé à réfléchir sur les titres courants, comme vient de nous le rappeler Yves Ansel, même si ce sera seulement dans son premier livre de voyage que ces titres deviendront un peu provocateurs. Or, comme ce fut d’abord dans un livre sur la musique avec quelques exemples d’annotation musicale empruntés à Carpani, et surtout dans une longue note sur le Matrimonio segreto, que Stendhal avait commencé à prêter attention ainsi à la disposition verticale des caractères imprimés, il est vraisemblable que Stendhal était conscient de l’analogie possible entre la disposition aussi bien verticale qu’horizontale en mesures de la musique occidentale et la disposition des blocs de caractères sur la page imprimée. Ayant plusieurs fois essayé d’apprendre le violon et la clarinette, il n’est pas étonnant que Stendhal ait gardé une impression générale de la musique imprimée et la preuve qu’il en fut ainsi se trouve dans une lettre de 1835 où il pensait appeler le roman de Lucien Les Bois de Prémol et s’amusait à dessiner sur deux portées une clef de sol et des dièses et bémols (parfois incorrects) pour illustrer qu’il ne lui « coûte en rien de mettre quatre dièses à la clef ou trois bémols » (C, V, 417).

Passons de là à la question des anecdotes, lesquelles nous aideront à préciser la différence entre le livre de 1817 et celui de 1826. Là où le premier ne donnait que quelque huit anecdotes et beaucoup d’allusions vagues à d’autres, par discrétion nécessaire sans doute, le deuxième en contient neuf longues et bon nombre d’autres. Cette évolution suggère, d’abord, le désir de transformer son texte en un livre plus sociologique, comme l’atteste l’épigraphe tirée des Lettres persanes. À cet égard, Stendhal semble avoir suivi l’évolution qui attirait toujours plus l’attention des Français sur l’histoire populaire, sur les témoignages ethnographiques et sur le folklore. L’intérêt qu’il portait alors aux travaux de Claude Fauriel en dit long. Mais comme Stendhal a certes été aussi peu scientifique que d’autres romantiques à l’égard de ces matériaux (les inventant au besoin), il est d’autant plus remarquable qu’il ait fait preuve de plus de conscience critique que tous les autres romantiques français à l’égard de leur collecte, leur authentification, leur analyse et leur utilisation. Ainsi il a reconnu 1) qu’il fallait tirer ces anecdotes de plusieurs milieux 2) qu’elles pouvaient être trompeuses et qu’il ne pouvait en garantir l’authenticité 3) qu’elles lui apprenaient néanmoins plus que le peu qu’il avait pu voir par ses propres yeux 4) que le lecteur ne pouvait être convaincu que par l’à-propos avec laquelle il avait su les placer (VI, 314 – 315, 422n, 498 – 499, 505). Quels que fussent ses mensonges et ses procédés expéditifs, cet appareil critique n’avait pas d’égal et, dans une démonstration magistrale de conscience critique, Stendhal se montrait soumettant deux anecdotes sur Napoléon à un public bolonais, avant de présenter ces premières réactions au jugement d’un autre Italien (VI, 416 – 418).

Un deuxième aspect révélateur des anecdotes de ce livre est l’interruption subite de quatre d’entre elles (délibérée selon l’exemplaire Filippi) et la clôture du livre sur une dernière anecdote. Pourquoi, d’abord, ce narratio interruptus ? Sans doute, parce que là où le récit de 1817 se précipitait vers les sources toujours vives de l’énergie italienne, le récit de 1826, plus préoccupé de sociologie, était obligé de se ralentir et d’oublier Sterne. Pour ne pas perdre tout à fait cependant l’effet dynamique, Stendhal était obligé de s’y prendre autrement. Or, l’interruption brutale de ces histoires où les désirs italiens se précipitaient vers leurs buts sans retards ni détours, redoublait effectivement chez le lecteur le sentiment d’impatience et redonnait une allure énergique au récit.

En terminant, par ailleurs, son livre sur une dernière anecdote qui invitait le lecteur à revenir sur les énergies respectives des passions du Nord et du Midi, Stendhal soulignait la place plus grande qu’avaient prise ici les perspectives littéraires. Dumas et Hugo allaient rapprocher de même la fiction et leurs livres de voyage, l’un en terminant son voyage dans le Midi sur le conte de La Chasse au chastre (1841), l’autre en prévoyant de terminer son voyage avorté de 1843 dans les Pyrénées sur un retour fictif en compagnie de bandits. Par là, tous les trois suggéraient : d’abord que pour les romantiques, si voyager était lire le monde comme un livre, et surtout un roman, les meilleurs livres de voyage s’en rapprochaient aussi beaucoup ; ensuite, que pour eux, au fond c’était le dynamisme produit par toutes sortes de mouvements qui était à la base des analogies qu’ils découvraient sans cesse entre les voyages, la musique et l’imagination. Dans leurs voyages, ils privilégieraient par conséquent les anecdotes et les contes (moraux, historiques ou folkloriques), plutôt que la description qui allait devenir plus tard si envahissante.

C.W. T.

Causerie de Madame Gisela Moinet

5 octobre 2005

« Stendhal et le public »

Avant de devenir romancier, Stendhal a rêvé de devenir un jour un grand auteur de théâtre. Dès la première fois qu’il va au théâtre de Grenoble — il voit Le Cid — Henri Beyle devient un spectateur attentif et enthousiaste qui est fasciné par l’ambiance du spectacle où le public manifeste sa volonté. Frémissements ou cascades de rires, l’enfant les partageait avec une salle de théâtre en délire.

Arrivé à Paris, entre 1802 et 1806, le jeune Henri Beyle perfectionne sa connaissance du public au Théâtre Français et ceci dans une double perspective : il devient le témoin des succès qui alternaient avec les chutes les plus foudroyantes. De ces débordements du public, Henri Beyle tire une double leçon : le désir d’un succès triomphal qu’il souhaitait ardemment se trouve doublé par la peur d’un échec fracassant. Devenu auteur dramatique, à partir de 1803 il travaille à sa comédie Les deux Hommes / Letellier. Henri Beyle se met alors à observer le public pour en tirer les premières leçons sur l’art d’écrire : « les compliments du Métromane plaisent au parterre, aujourd’hui 21 floréal, et ce parterre était, ce me semble, composé de l’heureux petit nombre. Ils me plaisent à moi-même ». Et il se promet de « répandre ce vernis à pleines mains » sur les personnages de la comédie Les deux Hommes qu’il est en train d’écrire. « Toujours avoir l’œil rivé sur le spectateur », se recommande-t-il, un an plus tard, en marge de Letellier, le 7 avril 1805. « Choisir mon public », telle est désormais sa devise, mais c’était plus facile à dire qu’à faire. Pendant ses années d’apprentissage qui devaient, pensa-t-il, lui permettre de devenir un grand auteur de théâtre, Henri Beyle se rend compte, progressivement, que le monde du théâtre est manipulé par le pouvoir. Le succès d’une pièce ne dépend pas du génie mais de toutes sortes de paramètres. Cabales dans les coulisses, influence des journaux, manipulation politique, censure : autant d’ingrédients dont Henri Beyle découvre, peu à peu, la triste réalité.

Le temps passe. Après quelques années passées dans l’armée de Napoléon et un séjour de sept ans en Italie, Henri Beyle se retrouve, entre 1821 et 1830, à Paris. Entre-temps, Henri Beyle est devenu un écrivain, mais cherche encore sa voie. L’Italie lui avait ouvert le cœur au romanticisme européen mais le retour en France le déçoit profondément. C’est avec une grande amertume qu’Henri découvre la situation littéraire en France, qu’il ne cesse de stigmatiser pour « charlatanisme littéraire ». Le théâtre, tragédie et comédie confondues, est pris dans l’étau de la politique.

Henri Beyle reste néanmoins un spectateur assidu du Théâtre Français. D’un côté parce qu’il guette, dans le public, la moindre étincelle qui pourra annoncer la « révolution du théâtre » qu’il souhaite ardemment, d’autre part parce qu’il est devenu, depuis 1822, le chroniqueur de quelques revues anglaises, dans lesquelles il rend périodiquement compte de la situation du théâtre en France. En termes précis et parfois véhéments, d’une plume sûre, Henri Beyle dessine le portrait moral du théâtre en perte de vitesse. Soucieux de donner aux lecteurs des revues un portrait complet de la situation, il s’en prend surtout au public, accusant « la censure dramatique, la sottise des gentilshommes du roi et le goût pédantesque du public ». Sous son pseudonyme d’écrivain Stendhal, il publie les deux brochures Racine et Shakespeare en 1823 et 1825. « Une grande révolution théâtrale se prépare en France », écrit-il dans l’un des articles anglais en 1823, mais ses espoirs restent vains. En février 1830, Hernani, drame de Victor Hugo, est un triomphe fracassant au Théâtre Français. Stendhal, profondément marqué par le mouvement romantique, s’est mis à écrire Le Rouge et le Noir.

Le fait de devenir romancier n’avait pas éteint l’amour du théâtre chez Stendhal. En 1835, en relisant Le Rouge et le Noir, il constate, avec mélancolie, que certaines scènes du roman auraient été plus abouties si elles avaient été jouées par Mlle Mars et Frédérick Lemaître. Le public joue un rôle important dans ses romans où il devient un thème central. Mais il se retrouve surtout dans le désir de transformer ses lecteurs en spectateurs. Comme si, en s’adressant à un public de rêve, Stendhal avait voulu, à travers ses romans, présenter le spectacle d’une pièce qu’il n’a jamais pu — ou voulu — écrire. Nous terminerons par une citation d’un article que Stendhal a écrit en 1836 :

« Et l’auteur comique, à peine âgé de trente ans, et qui a eu le malheur de perdre sa mère en naissant, ne pouvant plus essayer d’amuser un public dont la moitié siffle le personnage de Dorante, et l’autre moitié M. Jourdain, en est réduit à écrire la comédie-roman, ou bien la comédie de Goldoni, celle qui s’exerce sur les bas personnages, ou, enfin, des romans tout court. Dans ces derniers, du moins, il n’a affaire qu’à un spectateur à la fois. Mais la littérature perd ses effets admirables de la sympathie réciproque dans un auditoire agité de la même émotion, et, de plus, tous ses chefs-d’œuvre seront illisibles en 1860 »

G. M.

Causerie de Monsieur Christof Weiand

11 mai  2005

« Stendhal lu par Simone de Beauvoir : le romanesque du vrai »

L’essai de S. de Beauvoir intitulé « Stendhal ou le romanesque du vrai » est un hommage au féminisme stendhalien. Sa position même à l’intérieur de la partie des « Mythes » du Deuxième Sexe sert de leçon. Stendhal vient en dernier après Montherlant, D.H. Lawrence, Claudel et Breton. Le plus ancien est le plus moderne, le plus prometteur quant à la relation entre les sexes. Cette valorisation est en même temps l’apologie du couple amour-passion. Le chapitre de Beauvoir sur Stendhal est fort élogieux. C’est un feu d’artifice rhétorique où vont de pair la sensibilité, le sens de l’analyse et de la poésie. Il est en petit ce que l’ensemble du Deuxième Sexe est en grand : le rappel des « vraies fins de l’existence » (DS, I, 387), de la « destinée propre » (DS, I, 387) de tout un chacun, de « la reconnaissance réciproque » (DS, I, 387) des sexes.

Le texte, lui, évolue en fonction de trente citations tirées de l’œuvre de Stendhal. En voici quelques données. Beauvoir tire ses citations : une fois de Lamiel et de Mina de Wanghel, deux fois des Souvenirs d’égotisme, cinq fois de Lucien Leuwen, cinq fois de la Chartreuse de Parme, six fois de la Vie de Henry Brulard, dix fois de De l’Amour. Quelles sont dans ce contexte les héroïnes préférées ? La fréquence même nous instruit : Simone de Beauvoir revient neuf fois sur Mme de Rênal et cinq fois sur Mathilde de la Mole du Rouge et le Noir, neuf fois également sur Mme de Chasteller, deux fois sur Mme Grandet et une fois sur Mme d’Hocquincourt de Lucien Leuwen, elle focalise l’attention huit fois sur Clélia Conti et quatre fois sur la Sanseverina de la Chartreuse de Parme. A côté des personnages de fiction, elle place des femmes réelles telles que Matilde Dembowski, Mélanie Guilbert, Angela Pietragrua et d’autres encore qui ont peuplé la vie de Stendhal. On devine que toutes ces femmes – exception faite de la mère de Henri Beyle dont elle ne parle pas – forment la figure emblématique de la Femme chez Stendhal.

De quelle nature est cette figure? Le noyau féministe se résume en ceci : la « situation » de la femme dans la société moderne ne favorise ni son authenticité, ni son autonomie, ni sa liberté. La femme est victime d’une civilisation hypocrite où domine le mâle. Privé de l’acte qui le définirait, le sexe féminin vit dans l’ennui, le vide, la perte de sens. L’anthropologie littéraire de Stendhal déconstruit cette image. C’est le « romanesque du vrai » beyliste qui ouvre la voie à des valeurs plus authentiques : l’égalité, la passion, le bonheur. Le romanesque du vrai est au service du « moment extrême de la liberté » (383). Et Stendhal de guetter ce moment et de découvrir la femme qui « se réalise comme un absolu » (DS, I, 385). La révolution féministe dont témoignent ses romans est la revanche que prend le romancier sur la société. Par le biais de la métaphorique de la lumière et des ténèbres le lecteur de Beauvoir est amené à associer la situation de la femme, chez Stendhal, à la chute du siècle des Lumières dans l’obscurantisme restaurateur. La Femme chez Stendhal, c’est bien « le cœur généreux cherchant son chemin dans les ténèbres » (DS, I, 382) et Mathilde de la Mole dans ses meilleurs moments représente « l’ardente quête des vraies raisons de vivre à travers les ténèbres de l’ignorance, des préjugés, des mystifications, dans la lumière vacillante et fiévreuse de la passion » (DS, I, 385).

Le sous-texte des excellentes pages de Beauvoir, surtout quand elles rappellent Alain (Stendhal, 1935), évoquent un grand absent : Sartre. Et ceci à tel point que la question s’impose de savoir pourquoi Sartre n’a pas écrit sur son écrivain préféré. Sartre, selon Michel Contat, se sentait trop identique à Stendhal. Une espèce de sur-identification aurait pu compromettre la froide analyse. À sa place Beauvoir prend la plume. Elle parle de ce qu’elle aime. De Stendhal, de la femme, de Sartre, « ce Sartre idéal » qu’elle cache « sous la figure de Stendhal ». Évidemment, d’autres noms – Bardèche et Maurois par exemple – seraient à mentionner comme sources d’inspiration. Mais passons rapidement du côté de la réception du Stendhal beauvoirien qui commence dès la deuxième partie du Deuxième Sexe où Beauvoir s’arrête quatorze fois sur notre auteur, son œuvre, ses héroïnes. L’idée principale en est que, chez Stendhal, les femmes « aident l’homme à accomplir sa destinée » (DS, I, 393), conclusion que Julia Kristeva contestera résolument dans ses Histoires d’amour en affirmant : « ses héroïnes ne sont pas des partenaires dont l’altérité permet aux héros de s’accomplir ». Au bout des pages de Kristeva le propos du « romanesque du vrai » est mis en question par le concept psychanalytique de la femme comme « idéal fantasmatique ».

Stendhal entre Simone et Julia. En fin de compte, le lecteur assiste à un jeu d’affirmations chez Beauvoir et de négations chez Kristeva. L’affirmation d’un Stendhal féministe s’enchante peut-être trop à la vision du couple heureux. Sa négation, cependant, anticipe sur l’homme athée et angoissé à la Georges Bataille, digne objet d’analyse faisant suite, dans la monographie de Kristeva, à Stendhal.

L’histoire de la réception de Stendhal icône du Deuxième Sexe est étrangement restreinte. Elle est inexistante, en apparence du moins, chez Ellen Constans qui, en 1983, date aussi de la parution des Histoires d’amour de Julia Kristeva, publie un article instructif sur le sujet (« Au nom du bonheur. Le féminisme de Stendhal », Europe, n°652-653, 1983). Selon E. Constans, le féminisme de Stendhal n’est pas un a priori. Sa portée varie « selon que l’on privilégie De l’Amour ou les romans et nouvelles ». A l’idéologie féministe ne correspondent pas toujours « les sens portés par l’écriture et les structures romanesques ». Et Constans de proclamer un « romanesque hyperbolique » qui est « porteur d’un sens féministe car il valorise la capacité d’action » d’où jaillirait la liberté. Et Simone de Beauvoir qui lui a fourni tant d’idées ? Elle n’est même pas mentionnée.

Que faut-il conclure ? Le discours beauvoirien s’insère dans la tradition de la critique stendhalienne dominée par des intérêts philosophiques dont, au cours des années 40, Alain est le représentant. Ce discours vise la vérité quelque peu totalisante de la problématique du rapport des sexes à travers les structures esthétiques de l’œuvre littéraire. Toute vérité, Beauvoir l’a bien vu elle-même, est « ambiguïté, abîme, mystère » (DS, II, 635). C’est à la postérité de s’y essayer. La vérité du Stendhal féministe que propose Beauvoir est une mise en valeur emphatique et pleine d’esprit où éclatent le courage et l’optimisme. Cet optimisme enchanteur se conquiert au prix d’une vue partiale. Les lettres à sa sœur Pauline sont nettes : le féministe avant la lettre qu’est Stendhal, Beyle n’a pas su l’être. Simone de Beauvoir n’a aucun intérêt à déconstruire son idole. Ni l’homme, ni son écriture. Il représente, dans le sens de Max Weber, son idéal-type. Elle dialogue avec lui, elle lui prête sa plume, elle le porte aux nues. On admirera ce texte pour son art de la synthèse, son éloquence soignée, sa tension éthique.

C.W.

Causerie de Madame Maryse Vassevière

6 avril 2005

« Stendhal à la lumière d’Aragon ou la unhappy crowd »

L’objectif de cette conférence était de montrer comment Stendhal est choisi par Aragon dans sa critique du dogmatisme et de rendre sensible l’extrême complicité de deux romanciers par-delà le temps : de montrer comment Aragon se soucie d’élargir le cercle des lecteurs de Stendhal et de le prendre comme modèle d’un réalisme français qui n’a plus de socialiste que le nom et de montrer aussi comment Stendhal va aider Aragon à se situer de manière originale dans le champ littéraire de la Guerre Froide et dans l’institution communiste.

1. Élargir le cercle des happy few : d’une conférence

Aragon avec sa conférence « Stendhal en une heure et quart » du 24 janvier 1955 à l’École Centrale du Parti Communiste à Bazinville dans la région parisienne donne à lire Stendhal aux cadres ouvriers du PC et les guide dans cette lecture en leur offrant des perspectives humaines et politiques passionnantes. C’est pour lui un moyen de sortir du cercle des happy few ou du moins de l’élargir et de le démocratiser en quelque sorte. Donner à lire Stendhal à ces jeunes cadres issus de la Résistance, c’est aussi une manière de suivre la voix ouverte par Jean Prévost qui aura été un grand stendhalien et aussi le compagnon de combat de certains de ses élèves de Bazinville.

2. Stendhal réaliste : une lecture du Rouge et de Lucien Leuwen

Pour résumer ce cours de littérature sur Stendhal en le mettant dans la perspective des articles repris dans La Lumière de Stendhal, on peut dégager cinq axes ou idées-clés qui dessinent les grandes lignes d’une poétique commune à Aragon et à Stendhal.  :

a. La thèse centrale de la politique dans le roman ou du réalisme critique de Stendhal : le roman n’est pas exactement un reflet de la réalité mais une idée, c’est-à-dire à la fois une analyse de la société et une prise de position personnelle. Ce sera aussi la lecture de Lampedusa. Ce qui le conduit à la deuxième idée force :

b. La nuance de la théorie du miroir et l’idée du roman comme discours second ou comme contrebande avec l’analyse pertinente de la dénégation stendhalienne (« Rien de politique dans ce roman ») illustrée par la métaphore du coup de revolver. Analyse confirmée par le rapprochement Stendhal-Louis Delluc pour son roman La guerre est morte.

c. Une poétique de la parenthèse illustrée par les quatre chapitres de la conspiration de M. de la Mole où ce dernier entraîne Julien, séquence considérée par Aragon comme « la charnière du roman ».

d. Le recours à des pilotis fractionnés et multiples pour la construction des personnages de roman dans le grand laboratoire de l’écriture.

e. L’écriture journalistique comme avant-texte de l’écriture romanesque. Ainsi c’est dans un article que Stendhal développe l’analyse du « Tartufe moderne » qui sera l’une des « idées » directrices de l’écriture du Rouge. Et Aragon en poussant jusqu’au bout l’explication, en conclut que Julien a deux Orgon (M. de Rênal et M. de la Mole) et même, idée plus intéressante, un troisième en la personne du lecteur.

La thèse d’Aragon, c’est donc que Le Rouge « est un livre réaliste » (« Par sa construction ; par son matériel. Tout y est pris dans la réalité. »). Mais l’illustration du point de vue « jacobin » de Stendhal romancier, c’est à un autre roman qu’Aragon va l’emprunter : à Lucien Leuwen, en citant un passage qu’on retrouvera dans les analyses de Lukacs. Aragon ne résiste pas à la tentation de lire à ses auditeurs quatre pages de la première partie du roman pour leur faire goûter la séquence ironique de la répression manquée des ouvriers par la compagnie des lanciers de Nancy dont Lucien est le lieutenant. On voit aussi dans ces analyses du Rouge et de Lucien Leuwen comment Aragon tout en restant dans le cadre de l’analyse marxiste se démarque de la doxa lukacsienne et aussi soviétique, et notamment en ne reprenant pas l’analyse de la supériorité de Balzac sur Stendhal pour ce qui concerne le grand réalisme. C’est ce que j’ai montré au colloque sur « Le XIXe siècle d’Aragon » qui s’est tenu à l’ENS de Lyon en décembre 2002.

3. Stendhal est l’avenir d’Aragon : une leçon de roman

Mon point de départ est l’article « Aragon » du Dictionnaire Stendhal sous la direction d’Yves Ansel, Philippe Berthier et Michaël Nerlich (Champion, 2003) écrit par Thierry Gouin. Je souscris à cette analyse qui s’appuie sur La Lumière de Stendhal et sur La Semaine sainte, mais je voudrais la pousser plus loin. D’abord en m’appuyant sur trois séries d’articles des Lettres françaises (« Stendhal et Robert Merle devant le mal historique », n° 487 du 24 octobre 1953, « De Casimir Tempesti à Robert Merle », n°486 du 16 octobre 1953, « Le Guépard et La Chartreuse », n° 812 du 18 février 1960) qui montrent la leçon de Stendhal contre le dogmatisme de la critique stalinienne. Ensuite en m’appuyant sur les trois derniers romans (La Mise à mort, Blanche ou l’Oubli et Théâtre/Roman), dont l’écriture si inventive s’enracine très profondément dans la leçon de Stendhal, comme la lecture toute récente de la thèse « narratologique » de Marie Parmentier sur Stendhal vient de m’en apporter la confirmation éblouie. Il est indéniable en effet que ces romans permettent de mesurer la part de Stendhal dans cette avancée vers une écriture nouvelle, vers ce réalisme moderne dont Stendhal avec ses interventions d’auteur montre la voie ainsi qu’Aragon le souligne dans la préface de La Semaine sainte, « l’auteur parle de son livre » : «  Dans les sources françaises du réalisme socialiste, chacun sait que je suis plus du côté de Stendhal que de celui de Balzac. »

Prenons l’exemple de Théâtre/Roman : par la présence d’un narrateur homodiégétique dans l’incipit, on assiste à la « cristallisation » de la figure humaine du narrateur, selon le processus du « Rameau de Salzbourg » qui fait l’objet d’un long développement. À partir de la voix et de la figure du narrateur homodiégétique, le lecteur constitue une voix et une figure au narrateur hétérodiégétique qui finit par se montrer en lieu et place de l’auteur. Ce qu’Aragon « a pris » chez Stendhal – et en ce sens Stendhal est bien l’avenir d’Aragon comme le dit l’article du Dictionnaire Stendhal, mais aussi pour une autre raison comme on le voit… – c’est l’idée du narrateur « au bord de la personnification », et, comme chez Stendhal, un « narrateur auteur » ou un « auteur intégré » ou un « narrateur impliqué », selon les différentes formulations des poéticiens à quoi on préférera peut-être la formulation du romancier dans Blanche ou l’Oubli : « ce n’est pas même de la troisième personne qu’il s’agit, mais de la première absente, voilà. » Aragon est donc lecteur de Stendhal pour écrire, et pour écrire autrement que selon la doxa du réalisme socialiste

M. V.