Causeries 2017


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Causerie de Mme Marie de Gandt

4 janvier 2017

« Stendhal-Lampedusa : écrire entre les lignes »

Dans deux articles des Lettres françaises publiés en décembre 1959 et février 1960, Louis Aragon fait du Guépard le « seul roman italien », et de son auteur, le plus brillant héritier de Stendhal. Scandale : un roman populaire promu à la dignité de chef d’œuvre ? Un conservateur intronisé génie littéraire ?

Et pourtant rien d’étonnant à ces déclarations provocantes.

De fait le parallélisme proposé par Aragon en dit moins sur Lampedusa, et sur Aragon lui-même, que sur Stendhal, révélant en lui le père d’une lignée d’écrivains intempestifs, qui offre à la postérité l’exemple de la liberté que le roman peut impartir à son lecteur. Il y a là un geste politique, né d’un diagnostic politique et anthropologique. Ce diagnostic comporte deux versants : d’une part, la vision d’une époque enfermée dans les fantasmes du passé et dans un présent inhabitable, d’autre part la conception d’un changement profond dans la forme même de l’individu.

Cette vision de moraliste, Lampedusa la partage, tout comme il partage les solutions d’écriture par lesquelles Stendhal cherche à donner forme à sa vision, autant qu’à provoquer la libération de son lecteur.

Dans ses Leçons sur Stendhal, Lampedusa a proposé des analyses très précises et très éclairantes du style de Stendhal, dans lesquelles il met en avant certaines caractéristiques qu’il déploie lui-même dans ses écrits, et particulièrement dans son unique roman.

Dans Le Guépard, Lampedusa pratique une écriture ironique, qui parvient à dire sans avoir dit, et à faire entendre un effet de voix qui doit beaucoup à l’inspiration stendhalienne.

Cette écriture entre les lignes est le moyen de répondre à l’aporie temporelle dont les deux auteurs font le constat, chacun pour leur époque. Défaire la contrainte d’un présent inhabitable, mais aussi relativiser la vision catastrophiste de l’histoire, telles sont les effets libérateurs d’une écriture intempestive et pourtant profondément ancrée à l’Histoire.

Dans son commentaire de Stendhal, Lampedusa louait la « poliedricità » qui permet au romancier d’offrir une œuvre aux multiples facettes. De la même manière, on peut lire Le Guépard comme un roman de la conscience historique qui est aussi un roman des formes de la conscience humaine. En nous donnant à lire l’intériorité d’un sujet déchiré, descendant direct de Lucien Leuwen et Julien Sorel, Lampedusa libère son lecteur des chimères d’un sujet univoque autant que des fantasmes de l’origine.

M. de G.

Causerie de M. Makoto Uesugi

1er février 2017

« Stendhal et l’honneur de l’artiste »


L’honneur et l’art sont pris dans le lien d’un rapport inextricable comme en témoignent la formule de Cicéron honos alit artes l’honneur est l’aliment des arts –, et la figure de peintre proposée par Giorgio Vasari, qui pense dans ses célèbres Vies que les grands artistes « vivent honorés » dès cette vie même. Ni la formule cicéronienne, ni la vie de l’artiste comblé d’honneurs dont Vasari fait l’éloge ne sont, à première vue, acceptables pour Stendhal. Fort de son credo romantique, il déteste les académiciens de tout genre. Il a horreur de la réputation et de la consécration dont jouissent les gens de lettres et les artistes, qui ne lui paraissent que le fruit de la « camaraderie » et du « charlatanisme ». Pourtant en tant que biographe de plusieurs artistes du passé et de son temps, il est conscient des rapports que les artistes entretiennent inévitablement avec les diverses manifestations de l’honneur. Le rapport que Stendal envisage entre l’art et l’honneur n’est pas toujours négatif : De l’amour souligne ainsi l’utilité pratique des signes de consécration pour les artistes, en disant que « plus un homme est grand artiste, plus il doit désirer les titres et les décorations, comme rempart » (éd. Xavier Bourdenet, Flammarion, 2014, p. 87).

L’Histoire de la peinture en Italie est pleine de considérations sur les encadrements historiques et sociaux de la production artistique. Homme aimable et sensible à la grâce, Léonard de Vinci n’a pas été contrarié par le commerce avec les princes et par la vie de cour, lui qui « trouva du plaisir à vivre avec eux [les grands], et ils l’en récompensèrent en lui faisant passer sa vie dans une grande aisance » (éd. Victor Del Litto, Gallimard, 1996, p. 226). Sa vie témoigne d’un heureux rapport entre la production artistique et les récompenses que reçoit le créateur. À l’inverse, la vie de Michel-Ange est pleine d’épisodes qui marquent le caractère libre du peintre. Loin de faire de lui un « courtisan », le commerce avec de grandes figures de son époque conforte la fierté naturelle de Michel-Ange (ibid., p. 363). Mais ces épisodes témoignent, d’autre part, des conditions de vie de l’artiste à cette époque. Celui-ci, le plus talentueux, le plus fougueux et le plus farouche, ne peut éviter toutes les tracasseries causées par la fréquentation des princes et des hommes de cour.

Ces considérations sur la vie de l’artiste et sur les conditions sociales de la production artistique de la Renaissance ne relèvent pas, pour Stendhal, d’une réflexion purement scientifique et historique. Au contraire, elles sont engagées dans l’actualité de son temps. Les écrits de Stendhal sur les salons de peinture dans les années 1820 mettent en évidence les rapports problématiques entre l’artiste et sa consécration par l’État. Il s’élève contre le système de consécration organisé sous l’autorité de l’Académie et de l’État, qui ne conduit qu’à un art de l’imitation. Stendhal conseille à un jeune artiste d’abandonner son pinceau et de choisir l’industrie comme terrain d’activité si jamais il désire « l’honneur et le profit », ce qui lui vaudrait de l’argent et peut-être une très haute dignité d’État (Salons, éd. Stéphane Guégan et Martine Reid, Gallimard, 2002, p. 162). Par ailleurs, Rossini et Canova figurent un contraste frappant face à la tentation de la consécration. Stendhal prévoit le proche déclin du génie de Rossini. Sa venue à Paris entraînera une conséquence funeste et capitale : « Il aurait trois croix de plus, beaucoup moins de gaieté et nul génie ; son âme aurait perdu de son ressort » (L’Âme et la Musique, éd. Suzel Esquier, Stock, 1999, p. 574). Le conseil de Stendhal à Rossini de ne pas s’installer à Paris est significatif de sa conscience aiguë de l’influence néfaste de la capitale et notamment de la cour sur le génie artistique. La consécration officielle symbolisée par la décoration ne saurait conduire qu’à une dégradation de l’artiste. Sur ce point, il peut trouver un éminent contre-modèle dans son artiste préféré. La carrière de Canova peut être caractérisée par la protestation contre l’offre par l’Empereur des « honneurs » monarchiques : « Canova, après avoir refusé cette existence superbe et des honneurs qui l’auraient proclamé aux yeux de l’univers le premier des sculpteurs vivants, revint à Rome habiter son troisième étage » (Voyages en Italie, éd. Victor Del Litto, « Pléiade », 1973, p. 879). Canova et Rossini offrent les meilleurs exemples des effets sur les passions créatrices des honneurs et des décorations.

Dans les considérations de Stendhal sur l’art et l’artiste, l’honneur apparaît essentiellement comme leur forme dégradante et dégradée, impliquant, ou bien la servilité monarchique, ou bien le luxe de la matérialité bourgeoise. Jouir des honneurs implique de dépendre des jugements des autres, tandis que le premier précepte de l’artiste chez Stendhal est d’être soi-même. Il faut donc revenir à l’opposition courante entre les honneurs et le véritable honneur. Peut-être partage-t-il une même leçon de vie avec la Pythie de Valéry qui évoque l’« honneur des hommes, Saint LANGAGE ». L’honneur de l’art et de l’artiste risque de se trouver davantage dans la solitude et la sobriété d’une nécessité intérieure, que parmi la légion des champions des honneurs.

M. U.

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Causerie de M. Xavier Bourdenet

1er mars 2017

« Fixer la trace ? 1830 dans Le Rouge et le Noir »

Stendhal accueille la révolution de Juillet 1830 avec bonheur et surprise. Il est à Paris, dans son appartement de la rue de Richelieu, où il travaille au Rouge, tout au moins en corrige des épreuves, lorsque les affrontements commencent. Il se trouve ainsi aux premières loges pour assister au déroulement d’une révolution qui se passe littéralement sous ses fenêtres. Elle l’enthousiasme. Lui qui s’était désespéré que les Français se plient à « l’éteignoir » de la Restauration, il est conquis par le redéploiement, enfin, d’une énergie populaire renouant avec le sublime.

Date décisive de l’histoire de France et de l’histoire de la liberté, 1830 est également une date charnière de la biographie de Henri Beyle. Il était « tomb[é] avec Napoléon » ; la révolution le remet en selle en lui procurant un emploi. Non pas la préfecture qu’il attendait et pour laquelle il se préparait, non pas même le consulat de Trieste qu’on lui accorde d’abord mais que le gouvernement autrichien refuse d’agréer, mais le consulat de France à Civita-Vecchia, qu’il rejoint en avril 1831. Le voilà appointé par le nouveau régime, ce qui a une incidence directe sur sa carrière d’écrivain. « Pour garder [sa] place, pour être bien avec les gens du pouvoir, qui haïssent les gens qui pensent », il décide de ne plus publier : « I will print no more. » Sur le plan d’un imaginaire de la création, Juillet met donc l’écriture – tout au moins la publication – en berne. Heureusement il n’en a rien été. Reste que 1830 est une date hautement problématique dans l’imaginaire stendhalien, comme le vérifie amplement Le Rouge et le Noir, texte de 1830 mais qui peine à être un roman sur 1830.

Car dans ce roman qui s’affiche « Chronique de 1830 », l’événement climatérique qui identifie pour nous ce millésime – la révolution de Juillet – est absent. À reconstituer la chronologie interne du roman, on voit même Mme de Rênal projeter de se jeter aux genoux du roi Charles X pour demander la grâce de son amant Julien Sorel dans une séquence qui prend place en… 1831 : histoire-fiction qui voit Charles X encore sur le trône et la révolution nulle et non avenue ! Comment comprendre ce paradoxe d’un roman qui se fait fort d’intégrer l’Histoire et la politique – tant de séquences le montrent – et qui évite soigneusement l’événement principal de l’année dont il est censé faire la chronique ? Plusieurs facteurs se mêlent :

• des facteurs génétiques : le roman était sans doute trop avancé, quasi terminé, pour être complètement réorganisé et repartir à nouveaux frais lorsque la révolution survient.

• des facteurs conjoncturels : Stendhal est happé par la révolution, au sens où elle modifie totalement ses préoccupations et donne à son esprit « une direction peu favorable aux jeux de l’imagination » pour reprendre les termes mêmes de l’avertissement : les préoccupations d’ordre privé prennent le pas sur celles d’ordre littéraire.

• des facteurs idéologiques et romanesques : le projet d’ensemble du Rouge fait de toute façon difficilement place à une narrativisation de l’événement « 1830 », même s’il le suppose à son horizon. Le Rouge s’impose comme un roman du blocage historique, travaillé par des références à la Révolution de 1789 et à un « chaos » dont on pressent la venue sans pouvoir en dessiner exactement les contours. La révolution est son passé ou son avenir, pas son présent. Il fallait que Julien Sorel meure pour que le roman ait la portée critique que Stendhal entendait lui donner. La révolution de Juillet, remise en marche de l’Histoire, eût représenté une chance, un espoir pour le héros. Elle eût rouvert un roman que Stendhal conçoit d’abord comme une machine tragique. La révolution ne trouve donc à s’inscrire qu’aux marges du roman, jamais dans sa diégèse. Deux notes de « l’éditeur », un cryptogramme intime à usage « self » : c’est tout l’espace, en tous sens marginal, concédé à la révolution.

Bref : Le Rouge et le Noir n’est pas une « chronique de 1830 ». La chronique suppose en effet un rapport simple, apaisé, unilatéral, non problématique et transparent au temps, c’est-à-dire tout ce que n’est pas le Rouge par rapport à « 1830 ».

X. B.

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Causerie de Mme Charlène Huttenberger

3 mai 2017

« Stendhal et le génie romanesque du christianisme :

des usages de la religion dans ses fictions »

La religion dans l’œuvre stendhalienne est une thématique qui n’a pas vraiment intéressé la critique.« Rien n’est moins religieux que Stendhal », écrivait déjà le philosophe Alain dans les années 30, déclaration qui n’a pas tardé à devenir une idée reçue, communément admise dans les études stendhaliennes. Récemment, Philippe Berthier a cependant remis en question cette soi-disant indifférence religieuse de notre auteur. À sa suite, notre travail vise à montrer que, bien loin de constituer un « non-sujet », la religion nourrit l’œuvre stendhalienne, et tout particulièrement le roman.

L’on se souvient bien sûr, dans Vie de Henry Brulard, de la description d’une enfance triste passée toute entière sous le signe du « noir » symbole de la cléricature, alors même que la France est en plein contexte de déchristianisation. L’enfant qui subit la piété sévère de sa famille, l’enseignement mortifère de l’abbé Raillane et qui nous fait part de ses sentiments de haine et de mépris à l’encontre de la religion, cette « machine noire », est pourtant déjà sensible à la beauté du culte catholique. En réalité, Stendhal ne se départira jamais de cette ambivalence à l’égard de la religion, entre mépris et fascination, notamment dans son rapport à Chateaubriand : en effet, sa légendaire antipathie pour le grand écrivain catholique ne l’empêche pas, dès 1802, de lire et d’annoter avec assiduité le Génie du christianisme, dont il retient en particulier la théorie du combat entre les liens et les passions, véritablement fondatrice et incontournable pour le romancier qu’il s’apprête à devenir. Le christianisme imprègne ainsi la fiction stendhalienne à tous les niveaux et intervient notamment dans la conception des personnages. Stendhal met en effet en scène un important personnel religieux dont le rapport à la foi est complexe et riche d’enseignements : la représentation du personnage du prêtre, par exemple, oscille entre la satire anticléricale (à travers le péril jésuite et la menace congréganiste) et l’admiration pour les signes d’une foi sincère et inébranlable, la

recherche d’une paternité qui fait office de guide dans la destinée des héros stendhaliens (Pirard, Blanès). Nous avons cependant choisi, dans notre intervention, de nous consacrer à l’étude des personnages féminins, dans leur rapport à l’amour et à la foi.

Il s’agit dans un premier temps d’établir une différence essentielle entre le personnage de la dévote ou de la bigote, véritablement anti-stendhalien, et le personnage de la croyante, qui constitue l’héroïne stendhalienne par excellence. Dans le roman stendhalien, la dévote est à la fois inspirée de l’enfance de l’écrivain (la détestée tante Séraphie) et est un personnage typique de la littérature du XIXe siècle. Stendhal la définit comme une femme froide, méchante, insensible, étroite d’esprit, obsédée par le respect des rites religieux et incapable d’amour. Les historiens constatent à cette époque une incontestable féminisation de la religion qui fait de la dévote une espionne qui se consacre aux intérêts conjugués du trône et de l’autel, une ambitieuse qui a soif de pouvoir et de domination et qui entend s’élever ou se maintenir dans la haute société grâce à l’exercice d’un véritable « ministère de la vertu » (madame Grandet, la maréchale de Fervaques).

Malgré l’horreur que Stendhal et ses héros éprouvent pour la femme dévote, on constate toutefois chez eux une prédilection amoureuse pour les femmes croyantes : nous rappelons ainsi que Julien choisit finalement l’amour de madame de Rênal plutôt que celui de Mathilde, tout comme Fabrice choisit Clélia plutôt que Gina. Julia Kristeva n’a pas manqué de pointer du doigt ce paradoxe lorsqu’elle écrit que « les favorites de ce Français libéral et athée […] étaient toutes des femmes archaïques, des aristocrates éprises de valeurs médiévales, des Italiennes irrationnelles ». La croyante, contrairement à la dévote, possède une suite de qualités toutes stendhaliennes : la beauté, la féminité, la grâce, la capacité à aimer passionnément. Éduquée au couvent et souvent maintenue dans l’ignorance, elle n’en est pas sortie fermée d’esprit mais bien plutôt détachée de tout amour-propre et de tout intérêt personnel, naïve, sincère, généreuse, maternelle, et surtout prête à tout par amour. Ce personnage féminin est omniprésent dans le roman stendhalien : madame de Rênal, Clélia, Bathilde de Chasteller, Valentine, Inès, ainsi que toutes les héroïnes des Chroniques italiennes. Stendhal, inspiré par Chateaubriand comme nous l’avons évoqué, est fasciné comme lui par « le combat de l’amour de Dieu et de l’amour dans le cœur d’une jeune fille passionnée ». Cependant, et c’est bien là toute l’originalité du roman stendhalien, les héroïnes finissent toujours par sacrifier leur amour de Dieu à l’amour qu’elles éprouvent pour leur amant à l’issue d’une lutte acharnée. L’écrivain ne peut en réalité concevoir d’intrigue romanesque qu’à travers la mise en place d’une poétique de l’obstacle : le véritable amour ne se conquiert ainsi qu’à force d’épreuves et de sacrifices (il s’agit par exemple de vaincre la formulation d’un vœu, la crainte de l’enfer ou la réclusion dans un couvent). Stendhal a bien compris que le christianisme, parce qu’il dramatise les passions humaines, est une véritable mine d’or pour le renouvellement du genre romanesque. Écartelé entre Don Juan et Werther, le romancier lecteur de Laclos a bien perçu à quel point il était valorisant pour l’orgueil masculin de conquérir une femme pieuse, d’autant plus voluptueuse qu’elle a conscience de sa faute et sacrifie à son amant son Salut éternel. D’un autre côté, cette omniprésence de la religion traduit un besoin d’âme, d’élévation spirituelle, de transcendance. Stendhal crée des personnages en quête d’absolu, dont l’amour est sanctifié par la présence de la religion. Ne pourrait-on pas alors penser que Stendhal était en réalité un incroyant qui aurait voulu croire, un « athée sourdement fâché de l’être » pour reprendre l’expression de Philippe Berthier ?

Dans un dernier temps, notre étude s’est portée sur une éventuelle distinction dans le roman stendhalien entre la femme catholique et la femme protestante, ainsi que sur la place accordée à la femme athée. Il nous est apparu évident qu’à l’image de Balzac ou de Mme de Staël qui ont démontré la supériorité des héroïnes catholiques Mme de Mortsauf et Corinne sur les protestantes Lady Dudley et Lucile, Stendhal montre lui aussi que la véritable amoureuse est la femme catholique. On constate ainsi que la femme protestante est quasiment absente de son œuvre, à l’exception de l’héroïne allemande Mina de Vanghel. Si d’un côté le romancier admire la religion protestante qui permet l’examen personnel et accorde une place plus importante à la liberté individuelle, cette religion est d’un autre côté synonyme de mort de l’art et de l’amour et de triomphe du puritanisme. Il n’y a pas d’héroïne anglaise dans la fiction stendhalienne. Quant à l’Allemande Mina, malgré ses nombreuses qualités, elle est certainement inférieure à madame de Rênal ou à Clélia. Son amour pour Alfred, qui en réalité n’est pas dramatisé par sa religion, est bien plutôt égoïste que généreux et désintéressé, et s’inscrit dans le mensonge plutôt que dans l’abnégation. Quant à l’héroïne sans religion qu’est Lamiel, elle nous paraît incomplète, car peu aimante, voire frigide. Tout se passe finalement comme si le personnage féminin privé de religion était irrémédiablement privé d’amour. Doit-on enfin voir un lien entre le choix d’une héroïne athée et l’inachèvement du dernier roman stendhalien ?

Pour conclure, citons les propos de Julia Kristeva, qui se demandait si Stendhal, finalement, n’avait pas « la passion sourdement catholique à la Chateaubriand ». Sans aucun doute, nous pouvons répondre à cette interrogation par l’affirmative : dans la fiction stendhalienne, amour et catholicisme sont indissociables.

Ch. H.

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Causerie de M. François Bronner

4 octobre 2017

« Stendhal et Astolphe de Custine »

Le marquis Astolphe de Custine, s’il n’a pas, loin de là, une place de premier plan dans l’univers stendhalien, a toutefois le mérite, pour plusieurs raisons, d’avoir attiré l’attention des spécialistes de l’écrivain. C’est vers 1829 que les deux hommes firent connaissance. Ce sera, d’une part, le début  d’un échange de correspondance, toutefois assez espacé et étalé sur dix ans. D’autre part, le consul Stendhal, durant son long congé parisien de 1835 à 1839,  fréquenta avec une certaine assiduité les réunions qu’organisait le marquis, soit à Paris, soit à Saint-Gratien, et durant lesquelles celui-ci invitait écrivains et artistes.

Cependant, c’est avec un événement antérieur que Custine pose un problème aux stendhaliens. Après la rupture de ses fiançailles avec la fille de la duchesse de Duras, après le  scandale de 1824 qui révèle l’homosexualité du marquis, après la nouvelle Olivier que la duchesse écrivit en représailles et que Latouche plagia dans la foulée, il y eut la parution d’Armance en 1827. On peut alors poser la question de savoir si Custine peut être considéré comme un des « pilotis » possibles d’Octave de Malivert ? Plusieurs études critiques sur ce sujet se sont opposées.

Ce fut vers 1829 qu’eurent lieu les premiers contacts entre Stendhal et Custine. Il y eut notamment un échange épistolaire relatif à un projet de poème du marquis sur l’histoire de Beatrix Cenci. Le conseil de Stendhal fut d’en faire une pièce de théâtre, conseil que Custine mit très vite à exécution. La pièce, jouée en 1833, avec Frédérick Lemaître et Marie Dorval, s’avéra être un four. Au début janvier 1830, Custine écrivit de nouveau à Stendhal. Il venait de lire les Promenades dans Rome qu’il avait beaucoup appréciées. En même temps, il lui envoyait les deux volumes de ses Mémoires de voyages. Si le premier tome consacré à l’Italie n’intéressa guère Stendhal, il n’en alla pas de même du second : « le meilleur voyage en Angleterre qui ait paru » écrivit-il à Sutton Sharpe.

En 1832, Custine acheta le château du Belvédère à Saint-Gratien. C’est là, ainsi qu’en son hôtel particulier de la rue de La Rochefoucauld à Paris, qu’il allait bientôt recevoir Balzac, Hugo, Musset, George Sand, Lamartine, Henri Heine, Théophile Gautier et bien sûr Stendhal. On notera aussi la présence de Delacroix ou celle, en compagnie de George Sand, de Chopin. Ces réunions atteindront leur apogée entre 1835 et 1840.

En 1830, Stendhal avait réservé un exemplaire du Rouge et le Noir à Custine qui admira le roman et s’empressa de remercier son auteur par lettre le 6 novembre. Pour le marquis désormais Stendhal était un grand écrivain à qui il pouvait demander conseil pour ses propres écrits ; ce qu’Henri Beyle lui accordera souvent avec une certaine bienveillance. Ce sera le cas en 1835 pour Le Monde tel qu’il est.

Vers 1837 ou 1838, il y eut un nouvel échange de correspondance entre les deux hommes. Stendhal avait entendu chez le marquis une fable écrite et récitée par le comte de Sabran, oncle d’Astolphe. Désirant l’insérer dans les Mémoires d’un touriste, Stendhal leur en demanda l’autorisation, tout de suite accordée. Malheureusement le libraire-éditeur coupa le passage, trouvant le volume trop long, et Stendhal, fort gêné, fut obligé de s’en excuser vivement. Un peu plus tard, le 17 septembre 1838, Stendhal allait cependant particulièrement goûter une invitation à Saint-Gratien puisqu’il nota ensuite :

Temps superbe, doux, beau soleil. Parti à 1 heure un quart pour St-Gratien ; journée parfaite, promenades sur le lac, marins parfaits. Cabinet délicieux ove lavora il padrone di casa […].

La beauté de la campagne et la promenade sur le lac font une journée charmante. Voilà la perfection de la campagne à 1 heure trois quart de l’Opéra.

L’année 1839 semble être la dernière durant laquelle Stendhal et Custine se soient rencontrés. Le 1er février, jour de la parution dans la Revue des Deux Mondes de la première partie de l’Abbesse de Castro, Stendhal reçut une lettre du marquis qui lui demandait de continuer ses  indications pour des corrections d’une nouvelle édition d’Ethel, son dernier roman. Dans ses remarques, Stendhal n’avait pas été plus loin que les vingt-cinq premières pages. Le 8 mars suivant, il était chez Custine où, ce jour-là, Balzac lut aux invités sa pièce L’École des ménages, un événement littéraire que Théophile Gautier rapporta dans le journal La Presse.

À la fin de ce mois de mars, Stendhal envoya en même temps à Balzac et à Custine  La Chartreuse de Parme dont il venait de recevoir les premiers exemplaires et qui ne sera annoncée en librairie que le 6 avril. Comme Balzac, le marquis lut La Chartreuse d’une traite entre le 29 mars et le 5 avril et, ce même jour, tous les deux écrivirent à Stendhal qui reçut leurs lettres respectives le lendemain. Custine disait dans sa lettre : « Cet ouvrage a un charme particulier pour ceux qui connaissent l’Italie, car personne ne peint ce pays comme vous. » Cela fit pourtant, en comparaison de la lettre de Balzac, assez pâle figure aux yeux de Stendhal qui nota sur la missive du marquis : « quelle différence de portée ! »

Début juin 1839, Custine quittait la France pour entreprendre un grand voyage en Russie qui durera jusqu’à l’automne. De son côté, le 24 juin, Stendhal devait abandonner Paris pour rejoindre, lentement, Civitavecchia. Il ne reviendra dans la capitale que le 8 novembre 1841. Ce sera pour y mourir le 23 mars suivant.

De ce voyage en Russie il résultera un livre : La Russie en 1839. Sa  rédaction durera plus de deux ans et il ne sera publié qu’en 1843. Ce sera un succès européen avec de nombreuses éditions et traductions qui feront la renommée de son auteur comme spécialiste de la Russie, comme l’est celle de Tocqueville pour les États Unis avec De la Démocratie en Amérique.

Le livre est effectivement un extraordinaire journal de voyage, publié sous forme de lettres, offrant au lecteur des descriptions ainsi que des analyses sociales et politiques précises. Tout y est sans complaisance ni acharnement, mais terriblement prémonitoire et visionnaire. Une révolution en Russie y est indiquée comme inéluctable.

Que cette publication ait eu lieu près d’un an après la mort de Stendhal est bien regrettable sur le plan littéraire. Comment Stendhal aurait-il réagi ? Qu’auraient pu devenir les échanges d’idées entre les deux hommes ! Quelle correspondance auraient-ils cette fois entretenue ?

Le destin en a voulu autrement.

F.B.

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Causerie de Nicolas Saudray

8 novembre 2017

« Le Jaune et le Noir. Sur les pas de Stendhal »

Je ne vais pas vous révéler l’intrigue de mon roman Le Jaune et le Noir, mais vous en retracer la genèse.

Un jour, par hasard, je suis tombé, dans une édition de poche, sur Le Rose et le Vert, ce début de roman publié à titre posthume sous l’intitulé de nouvelle. Ce n’est pas ce que Stendhal a fait de mieux. J’y ai trouvé néanmoins un beau thème, celui de la jeune fille riche qui veut être aimée pour elle-même et soupçonne tous ses prétendants, même quand ils lui plaisent, d’en vouloir surtout à ses millions. Elle cause ainsi son propre malheur. J’ai ressenti le besoin de faire aboutir ce dessein, quitte à modifier certaines données ou à retravailler certains personnages.

L’héroïne, Minna, conserve dans mon roman son prénom (enrichi d’un n) et son caractère entreprenant. Elle n’est donc pas très loin de Mathilde de La Mole et de Lamiel. Mais je l’ai un peu bovarysée, en harmonie avec son époque ; c’est, si l’on veut, une Bovary énergique. Et surtout, j’ai fait de cette protestante une juive. Stendhal y avait songé. Cela change évidemment beaucoup de choses.

Le jeune premier, (Napo)léon duc de Montenotte, a lui aussi conservé son état-civil. Mais Stendhal avait accumulé trop d’avantages sur sa tête : beau, riche, major de Polytechnique. Pour qu’un jeune duc, en 1829-1830, prétende à la main d’une juive, même jolie, il fallait un sérieux motif matériel. Mon Léon est donc impécunieux, et simple Saint-Cyrien.

Dans le Rose et le Vert, la jeune fille avait pour père un banquier allemand protestant aux concours flous. J’ai trouvé dans le Journal de Stendhal quelques lignes sur une figure plus intéressante, celle d’Israël Jacobson, banquier juif qui exerçait ses talents à Brunswick, au même endroit que le futur auteur, intendant de Napoléon. M’étant rendu sur place, j’ai exhumé un personnage extraordinaire, pionnier du judaïsme libéral, dont le but était la réconciliation des juifs et des chrétiens. Il avait failli réussir ! Les gens s’embrassaient en pleurant…Voilà donc Minna pourvue, par mes soins, d’un père digne d’elle. J’ai eu néanmoins la prudence de le renommer Traugott Jungbluth.

Le quatrième personnage important de mon récit est Stendhal lui-même, figure éminemment romanesque. Je ne sais s’il aurait aimé se voir ainsi mis en scène, mais il avait tout fait pour que cela arrive. En 1829, Henri Beyle se trouve au plus bas de sa courbe : ses amours ont tourné court, il n’a pu quitter son état de demi-solde, ses livres ne se vendent pas, il a cessé d’écrire pour des revues britanniques. La multiplication de ses testaments trahit sans doute des idées de suicide. Or voici qu’une belle, jeune et riche juive arrive à Paris pour se marier, et lui sourit…

Parmi les personnages secondaires, il me suffira de citer le roi Jérôme de Westphalie, homme frivole et habile, absent de l’ouvrage de Stendhal, ainsi que le pittoresque baron James de Rothschild, qui s’y trouvait sous l’identité de baron de Vintimille, mais à qui j’ai préféré rendre ses traits originaux et sa verve.

Je terminerai cette causerie par les décors, auxquels Stendhal n’attachait pas beaucoup d’importance, mais qui, chez moi, imprègnent les personnages. D’abord, celui du sud de la Basse-Saxe, avec ses petites villes exquises – Wolfenbüttel, Goslar – et son mont Brocken, sommet du Harz, connu de Stendhal, où les sorcières tenaient leur sabbat. Puis le Paris de la fin de la Restauration, que Stendhal n’avait pas besoin de décrire à ses lecteurs, mais qu’il m’appartenait de faire revivre, car les travaux d’Haussmann l’ont beaucoup éloigné de nous. Quant à Rome, dans mon livre, ce n’est qu’un détour ironique, mais j’y ai fait revenir une vieille amie de notre auteur, la princesse Torlonia.

L’équipée s’achève en Alger, ce qui n’a rien de stendhalien, car l’auteur de la Chartreuse ne s’est jamais intéressé au monde arabo-turc ; l’Italie lui tenait lieu d’Orient. Cela dit, Alger répond à la logique du récit : le jeune premier est militaire, et la prise d’Alger constitue le principal événement militaire de l’époque. Pour Minna en revanche, que rien ne destinait à cette cité barbaresque, Alger, c’est la rupture avec les conventions, la rupture avec presque tout. Ce personnage révèle ainsi sa grandeur.

Peut-être me reprochera-t-on mon infidélité envers Stendhal. En trouvant une issue à son idée qui s’était enlisée, j’ai voulu lui témoigner une fidélité supérieure.

N. S.

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Causerie de Philipp Lammers

6 décembre 2017

« Vivre et raconter. La présence des Mémoires dans le roman de Stendhal »

On a souvent constaté, et avec justesse, l’attrait de Stendhal pour les Mémoires et les écrits du genre biographique en général. Stendhal, grand lecteur de Mémoires – cette formule revient régulièrement dans les publications qui retracent la veine « historique » de l’auteur.

Il semble y avoir maintes raisons pour étudier le rapport entre les Mémoires et l’œuvre de Stendhal : ses tentatives d’essais historiques avec, premièrement, ses Mémoires sur Napoléon ; ensuite ses écrits autobiographiques qui font écho à certains Mémoires et même aux projets de Mémoires comme ceux de Chateaubriand ; enfin l’idéal stylistique, à la fois de la simplicité et de la conversation, idéal qui semble être représenté dans bien des écrits, de Saint-Simon à Gouvion Saint-Cyr.

Bien évidemment, la question de la présence de ce genre, si populaire sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, se pose aussi au niveau de l’action même des romans du temps. Une bonne part de la fascination des romanciers pour ce genre provient du fait que celui-ci propose de rendre l’histoire intelligible à travers le récit d’une vie. La fonction heuristique de la biographie pour le récit romanesque est d’autant plus importante que certaines théories du roman le définissent comme « forme biographique », comme celle de Georg Lukács qui s’en sert pour opposer le roman stendhalien à celui de Balzac.

À côté de la Chartreuse de Parme, cette « Vie de Fabrice », le Rouge et le Noir se prête bien à une lecture biographique, notamment si l’on se sert de modèles concrets qui ont pu avoir une influence sur Stendhal. C’est le cas de Jean-François Marmontel, académicien et historiographe de France, dont les Contes moraux, mais aussi les Mémoires (d’un père à l’instruction de ses enfants) ont été lus très tôt par Stendhal qui en garde un souvenir ambivalent. Les Mémoires de Marmontel sont évoqués de manière récurrente dans De l’Amour, dans sa correspondance avec Pauline, enfin dans la Vie de Henry Brulard. Stendhal s’y réfère au début pour leur statut de « peinture fidèle » des mœurs sous l’Ancien Régime, avant de dire, dans HB, avoir refusé de les acheter. Il est vrai que Marmontel peut paraître « suranné » dans les années 1830. Or, c’est, entre autres, ce caractère anachronique de Marmontel qui intéresse Stendhal, qui s’y réfère non seulement dans HB, mais aussi dans son projet d’article sur le Rouge et le Noir. Il se sert notamment de sa lecture des Mémoires pour construire l’incipit de son roman contre l’esthétique et contre cette peinture anachronique de la France proposées par Marmontel (et bien d’autres) qui font de la petite ville de province (Bort-les-Orgues, pour le cas de Marmontel) et des collèges et séminaires du temps des « séjours riants », bucoliques, idéalisés. Le fait que l’incipit du Rouge soit un vrai carrefour d’intertextes ne diminue pas l’influence spécifique de Marmontel. Stendhal fait référence à beaucoup de textes, en fonction d’aspects différents. Il est frappant de constater que Beyle a relu le premier tome des Mémoires de Marmontel en décembre 1805 tandis qu’il discute dans le cercle de Mme Cossonier de La Petite Ville de Picard, intertexte beaucoup plus connu du Rouge. À juger la présence implicite des deux textes au début du Rouge, c’est leur aspect « peinture de mœurs » qui intéresse Stendhal. Cependant au travers de l’affrontement implicite avec Marmontel, Stendhal s’attaque dans le Rouge également à un certain type de récit de vie qui tente, comme dans les Mémoires d’un père à l’instruction de ses enfants de Marmontel, de construire un discours pédagogique ainsi qu’un modèle de parcours du héros presque romanesque : celui du bon héros rusé, mais vertueux qui parvient à parcourir toutes les couches sociales sans difficulté véritable. Le roman stendhalien se sert de tels récits autobiographiques pour proposer un récit biographique – et romanesque – alternatif.

Ph. L.

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