Causeries 2013


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Causerie de M. Christopher Thompson
09 janvier 2013

« Sur les fins des récits de Stendhal »

L’on passe d’habitude vite sur les fins des récits de Stendhal, et cela même sans situer les problèmes que celles-ci posent dans le contexte historique plus large qui est celle de la véritable crise qu’a subie, dès le début du siècle, l’exigence impérative d’achever une œuvre en musique comme en littérature. Or, non seulement on passe sous silence le contexte historique dans lequel Stendhal se débattait pour mener ses improvisations à une fin, mais lorsqu’on se met à considérer sous ce rapport ses fiascos fréquents et ses rares succès, on a le plus souvent recours à des explications expéditives pour se débarrasser du problème.
Cela n’épuise cependant pas le sujet. Stendhal savait bien que « souvent la fin d’un livre est fort inférieure au reste » (Promenades dans Rome). Il improvise, certes, mais cela ne l’empêche pas de réfléchir à mesure qu’il avance, ne fût-ce souvent qu’intuitivement, sur la structure qu’il est en train de créer et sur les conventions pertinentes. Lorsqu’il est en quête d’une bonne conclusion, Stendhal n’est pas vraiment tenté de rejeter la nouvelle donne que constitue, par exemple, la contrainte imposée par son éditeur, et ne méprise pas non plus les suggestions offertes par les imprévus, tel un assaut du palais de justice ou la mort d’un pape. Car l’étonnant est à quel point il sait profiter de ces accidents et de ces événements externes, et ce que nous avons besoin de reconnaître, c’est d’abord que les fins qu’il a fini par imprimer méritent des analyses plus fouillées qu’elles ne reçoivent d’habitude. Ensuite, que même lorsqu’il s’est arrêté sur telle page manuscrite sans accorder son imprimatur, parfois c’est qu’au fond il a pressenti, sans trop savoir pourquoi, que cette suspension en apparence provisoire pouvait en fait se trouver être la bonne fin à mettre et par là même inaugurer un genre.
Ce sont les récits de voyage imprimés qui m’ont récemment alerté sur ce qu’il y avait encore à dire sur cette vieille question (voir sur ceux-ci mon French Romantic Travel Writing [2012]). Mais peut-on en dire autant de ces fins où Stendhal s’est arrêté sans apporter les dernières retouches et les envoyer à l’imprimeur ? A cet égard, y aurait-il encore à dire sur les Souvenirs d’égotisme et la Vie de Henry Brulard ? Ces deux cas sont d’autant plus intéressants qu’il n’y a aucun doute ni sur quels mots ni sur quel jour Stendhal aurait cessé d’y travailler et que l’auteur n’y hésite nullement entre deux ou trois alternatives. Ensuite, ils nous intéressent parce qu’après l’invention par Rousseau de l’autobiographie moderne, le genre hésitait depuis quelques années entre différentes voies possibles. En fait, Brulard et les Souvenirs d’égotisme montrent Stendhal ajoutant sa pierre à l’invention de deux genres nouveaux : l’autobiographie de l’enfance et de l’adolescence et les mémoires de réfection morale, analogue aux Confessions de De Quincey. Car quel thérapeute manquerait de reconnaître dans cette suite de souvenirs le récit accompli d’un lent rétablissement moral après un désastre affectif, avec les petites erreurs chronologiques, les rechutes et les remords inévitables ? Nous reconnaissons ce sous-genre aujourd’hui, qu’il faut distinguer, à la fois des Mémoires généraux, des autobiographies plus compréhensives, et des autobiographies de l’enfance et de l’adolescence. Stendhal a pressenti lui-même que ce qu’il avait entrepris était autre : « ceci ne sera pas un livre mais un examen de conscience » (Pléiade, p. 443). On voit que dans les deux cas, d’instinct Stendhal a su s’arrêter au bon moment.
Il faut reconnaître que les romans achevés suscitent des problèmes de lecture plus complexes que les récits inédits et les nouvelles, problèmes relevant souvent de nuances de ton délicates sur lesquelles on passe trop vite. Je me limiterai ici à quelques remarques sur les conclusions du Rouge et le Noir et de La Chartreuse de Parme.
Je suggère dans mon Explorations stendhaliennes (Hermann : sous presse) que les allusions manifestes (et même assez provocatrices) aux derniers jours du Christ à la fin du Rouge et le Noir peuvent s’expliquer au fond par la conversion de Julien aux valeurs féminines que bien des romantiques identifièrent avec le Christ, l’ami des femmes, par opposition aux valeurs masculines associées au Père. Si Stendhal réussit à entrelacer discrètement ce thème avec le récit forcément assez déprimant et vulgaire de la condamnation et de l’exécution subies par Julien, c’est beaucoup grâce à l’humour noir si caractéristique des romans noirs. C’est cet humour qui fait méditer Julien sur le mot de Danton à propos de l’impossibilité de dire « J’ai été guillotiné » et qui pousse Mathilde à réaliser ses fantasmes et ses rêves de représentations théâtrales, d’actions héroïques et d’‘amours de tête’. C’est pourquoi elle passera outre au souci de Julien de ne pas se donner « en spectacle » et saura gâter jusqu’à la simplicité de la grotte où il voudrait être enseveli en la faisant orner de marbres sculptés. L’ironie implicite ici ramène à de justes proportions les prétentions héroïques de Mathilde, mais ce faisant Stendhal tient à jouer sur deux tableaux et fait servir à d’autres fins aussi cette mise en scène fulgurante. Car au-delà des ironies manifestes, le symbolisme de cet enterrement grandiose à flambeaux permet à l’auteur de transformer en dernière instance une histoire banale de crime passionnel, de sublimation perverse, de guerre de classes et de manipulations cléricales, en une protestation esthétiquement sublime contre les valeurs mesquines de la société bourgeoise qui a condamné Julien.
À la fin de La Chartreuse de Parme l’essentiel est encore dans les ironies et dans le ton. La fin de Fabrice est triste puisqu’il s’est rendu coupable des morts de Sandrino comme de Clélia, poussé par des pulsions intimes qu’il comprend toujours mal. Aussi cet être léger gâté par le destin mourra-t-il ramené à la réalité ordinaire dans une chartreuse au fond d’un bois, sans élévation et sans belle vue, laquelle est tout le contraire du clocher de l’abbé Blanès et de la haute tour où il rencontra Clélia. Le dernier alinéa souligne en plus l’arrivée à Parme de la nouvelle société bourgeoise qui s’installe partout en Europe : prospère, un peu plus libre, mais dépourvue d’idéalisme. Le ton est celui d’un conte ou d’une fable et il faut l’écouter attentivement pour sentir pourquoi il est nécessaire. Les mots traduisent des ironies multiples au sujet de Mosca et du régime qu’il sert désormais. Mais le ton fait écho au chant à peine moins poétique de l’épopée qui sonna à l’ouverture du roman. Le récit afficha ainsi ouvertement sa recherche d’une stylisation littéraire marquée. Cela était d’autant plus nécessaire qu’il devait opérer une transition des plus délicates, d’abord de l’épopée historique de Napoléon à la réalité brutale de ses guerres, et par la suite à une image synthétique des restaurations, laquelle aura souvent recours à Parme à la fantaisie inhérente à la satire pour peindre le régime paranoïaque de Ranuce-Ernest. L’espèce de fondu en fermeture créé par le dernier alinéa permet aux « Happy Few » de prendre leurs distances et de réfléchir posément au mélange étonnant de bonheurs et de tragédies, d’actions généreuses et traîtres, de comédies bouffonnes et sinistres, de réalités exaltantes et basses, offert par ce récit. Cet ultime changement de ton par lequel Stendhal se rapproche de Mozart comme de Shakespeare mérite qu’on s’y attarde car en renvoyant le lecteur aux contes, il n’est pas sans lui laisser en outre un peu d’espoir pour l’avenir.
Ne faut-il pas conclure que le Stendhal qui ne sait qu’improviser et qui a tant de mal à s’arrêter d’écrire, sait bien ce que c’est qu’une fin qui n’est pas « fort inférieur[e] au reste », et se montre adroit en tournant d’instinct à son profit les conventions suggérées par le genre, les contraintes imposées par les éditeurs, les schémas narratifs fournis par d’autres et les solutions proposées par l’actualité ? Lorsque son choix est fait, il semble qu’il vaut la peine de l’écouter un peu mieux qu’on ne le fait souvent.

C. W. Th.
Université de Warwick

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Causerie de M. Jean-Jacque Labia
06 février 2013

« La vie en rose : Stendhal et l’autre Lafontaine »

La Fontaine le fabuliste, mais aussi l’auteur des Contes, figure logiquement au Panthéon de Stendhal parmi les grandes figures du Siècle de Louis XIV. Plus surprenante est l’insistance avec laquelle notre auteur se réfère à August Lafontaine (1758-1831), contemporain exact de Goethe, romancier allemand de la Spätaufklärung, auteur de best-sellers traduits dans toute l’Europe, qui sombra dans un oubli assez profond pour inspirer en 1998 une thèse qui s’interroge sur la singularité du phénomène.
Comme son nom l’indique, cet héritier des Lumières descend d’une famille d’émigrés protestants français en Allemagne après la Révocation de l’Édit de Nantes, immédiatement suivie par le très accueillant Édit de Potsdam du Grand Électeur Frédéric-Guillaume. Né à Brunswick, fils d’un peintre de cour, il fut après des études de théologie successivement précepteur, intendant et aumônier militaire auprès du général Von Thadden. Fait chanoine par Frédéric Guillaume III, il put se retirer dès 1801 pour se consacrer à l’écriture au point d’être, dit-on, le premier auteur allemand capable de vivre confortablement de sa plume dans sa petite propriété de Halle.
Le jeune Beyle lit ainsi ses Nouveaux Tableaux de famille dès 1802, comme tout le monde d’ailleurs, ainsi madame de Staël et Napoléon… Stendhal le cite encore dans De l’Amour (1822) où il figure auprès de son contemporain Goethe dans la brève bibliographie de Lisio Visconti, l’auteur fictif de la première ébauche du traité. Pour le Balzac d’Eugénie Grandet (1833) Lafontaine n’est déjà plus qu’un pourvoyeur de clichés sentimentaux quand le cousin Charles se laisse prendre sur le moment au charme de l’idylle saumuroise auprès d’Eugénie et de sa mère, « éprouvant des délices inconnues à leur dévider du fil », quand « l’amour le plus innocent » prend soudain « la vivacité des plaisirs défendus ». Ce tableau de famille révèle des mœurs qu’il pensait impossibles « sauf en Allemagne et encore n’était-ce que fabuleusement et dans les romans d’Auguste Lafontaine ». La vie amoureuse de Charles prendra bientôt un tour différent : « plus tard, les Négresses, les Mulâtresses, les Blanches, les Javanaises, les Almées, ses orgies de toutes les couleurs effacèrent complètement les souvenirs de sa cousine ». Cet auteur « de pacifique mémoire » ne servira encore à Balzac qu’à évoquer dans Le Cousin Pons (1847) la « bonhommie » qui contrebalance « la raillerie sombre du Méphistophélès de Goethe » dans la figure du Francfortois Fritz Brunner. Chez Stendhal au contraire, le registre sentimental demeure pertinent, même après l’expérience vécue de l’Allemagne et de l’Autriche et la lecture émerveillée du Goethe plus complexe des Affinités électives et du Wilhelm Meister. On le surprend après une blessure d’ambition dans sa bataille du majorat à imiter le style et la gestuelle de son cher Lafontaine dans le droit fil d’une lecture nocturne de Rodolphe et Julie (lettre de 1810 à Pauline). Différence de génération entre Stendhal et Balzac (qui n’est pas encore sevré en 1802, date de la première lecture attestée de Stendhal), divergence de tempérament et de curiosité à l’égard de l’Allemagne sans doute aussi.
Pour Stendhal, Lafontaine reste le meilleur peintre du caractère allemand, qu’il continue à priser lorsqu’il constate dans les années vingt à l’époque des Racine et Shakespeare la récente « révolution dans le roman », comparée aux impasses du théâtre moderne. Il cite alors les Tableaux de famille en compagnie de Tom Jones, de Werther, de La Nouvelle Héloïse et des Puritains. Il n’en reste d’ailleurs pas à un entêtement aveugle, insensible à l’évolution de la sensibilité et du goût. En 1830, l’héroïne éponyme de la nouvelle Mina de Vanghel est une jeune Allemande, lectrice des romans de « son compatriote Auguste Lafontaine », que le narrateur dévalue en les qualifiant de « tableaux de l’Albane », peintre charmant dont on sait qu’il le juge un peu mièvre. Cependant ces intrigues stéréotypées « présentant souvent les amours d’une riche héritière que le hasard expose aux séductions d’un jeune colonel, aide de camp du roi, mauvaise tête et bon cœur », reflètent malgré tout la situation de l’héroïne stendhalienne dans l’Allemagne anachronique et rétrograde de la Sainte-Alliance. Ces romans deviennent une lecture d’avertissement pour la Mina de Stendhal, comme précédemment la Clarisse Harlowe de Richardson pour la Mina de Lafontaine dans les Nouveaux tableaux de famille.
Si la sensibilité de Stendhal l’éloigne de Balzac, elle le rapproche curieusement d’un autre familier des sources allemandes. Dans le Valois de Nerval, une double lecture de Rousseau et de Lafontaine encadre en effet la promenade à Othys de Sylvie et du petit Parisien. Comme il récite La Nouvelle Héloïse, elle lui demande : « – Est-ce mieux qu’Auguste Lafontaine ? » Dans le registre poétique ou le chronotope de l’idylle, le vert et le rose, couleurs de l’Allemagne pour Stendhal, s’allient encore en 1853 dans la Sylvie de Nerval. Toujours dans les Nouveaux Tableaux de famille, le personnage de Wahlen, cher à Stendhal, est un de ces « cœurs (…) qui vont toujours se livrant à l’espérance », de « ces gens à imagination vive et couleur de rose ». On peut y voir une clef du « Rose » tardif de Rose et Vert dans le titre resté provisoire du roman inachevé de cette seconde Mina stendhalienne, au destin incertain après celui, tragique, de la première dans la nouvelle Mina de Vanghel. Le « Vert » est plus facile à repérer, par le motif récurrent du « Chasseur vert », depuis les Vies de Haydn, Mozart et Métastase, le premier livre de Stendhal, avec la musique et les grands bois, et leur danger, selon le texte de Lucien Leuwen.
La Mina des Nouveaux Tableaux de famille contribue avec sa nombreuse fratrie (à marier) à faire du roman de Lafontaine, comme d’ailleurs la famille du Doyen de Killerine de Prévost cité expressément dans la bibliographie de Lisio Visconti, un roman du mariage dans la perspective des Lumières, entre libre-arbitre et contraintes morales et sociales, sensible à l’évolution des mœurs et des mentalités. D’où la référence obligée à « Deux ou trois romans d’Auguste Lafontaine » dans De l’Amour. Comme l’écrit Lafontaine dans le monde d’après 1789, « tout change avec les années, et le cœur humain aussi a ses révolutions ». Préceptrice dans une famille aristocratique, entre ville et campagne, comme Julien Sorel entre Verrières et Vergy, en porte-à-faux entre son statut de domestique et une indépendance rétribuée, sujette aux affinités électives et à des stratégies de séductions, lucide face à ses propres désirs traversés, cette Mina première ouvrait à Stendhal, fin lecteur, des perspectives insoupçonnées. Elle offre à l’optimisme de Lafontaine une issue imprévue à son déclin posthume. La revanche de Stendhal devient un peu la sienne.

J.-J. L

Voir aussi en ligne : Jean-Jacques Labia, « Qui a lu Auguste Lafontaine ? » dans Revue italienne d’études françaises, n°1, 2011, p. 127-161,

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Causerie de M. Jacques Warin
20 mars 2013

« Stendhal diplomate »

I / Comment Stendhal est-il devenu diplomate ?

A- Une ambition ancienne …
Dès l’été 1814, Stendhal va utiliser ses relations pour tenter de se faire nommer à Rome, à Florence ou à Naples ; mais ces projets restent sans suites.
Les 15 années suivantes seront exceptionnellement fécondes : Histoire de la Peinture en Italie / Rome, Naples et Florence / De l’Amour / Armance / Promenades dans Rome / Le Rouge et le Noir.

B- … qui va se concrétiser en 1830
HB sollicite auprès de Guizot un poste de Préfet (3 août), qui lui est refusé, puis, auprès du comte Molé, Ministre des Affaires Etrangères, un poste de consul ou de secrétaire de légation : une Ordonnance du 25 septembre 1830 le nomme consul à Trieste, mais il se voit refuser l’exequatur ; il y fait quand même un séjour de 4 mois.

C-Il sera nommé consul à Civita Vecchia en mars 1831
Les raisons qui ont présidé à cette nomination :
– à Rome, le Vatican est un tissu d’intrigues : les conservateurs (pour l’Autriche) ne l’emportent pas nécessairement sur les libéraux (profrançais),
– en 1830, il peut paraître habile au Pape de se ménager les bonnes grâces du nouveau (la Monarchie de Juillet),
– Stendhal a bénéficié de l’action souterraine du parti « bonapartiste », solidement implanté à Rome.

II/ Comment a-t-il exercé ses fonctions de consul ?

Deux considérations préalables :
1/ A-t-il exercé ces fonctions à Civita-Vecchia pendant une longue période ?
Théoriquement pendant onze ans (mars 1831 – mars 1842), mais, en fait, si nous faisons le décompte exact de son temps de présence à son poste : moins de 3 ans.Tant mieux, dira le « stendhalien », si ces loisirs lui ont permis, notamment à Rome, mais aussi au cours de ses voyages en Italie, d’amasser les matériaux qui lui ont servi à composer les Chroniques Italiennes et d’écrire Lucien Leuwen, la Vie de Henry Brulard et La Chartreuse de Parme ! on peut être un bon fonctionnaire à mi-temps.
2/ Quel est le modèle de référence pour les activités d’un consul en 1830 ?
En s’inspirant d’un texte de Talleyrand, écrit en 1838 , on peut distinguer deux sortes de fonctions à remplir :
– les fonctions consulaires traditionnelles : juge de paix, arbitre, officier de l’état civil, d’une part ; conseiller économique et commercial, d’autre part ;
– … auxquelles s’ajoutent des fonctions diplomatiques et de représentation.

A- Les travaux et les jours d’un consul
1/ les affaires commerciales :
a- le problème le plus aigu qu’il ait à traiter est celui des droits de douane : ils sont établis d’une manière arbitraire et changent sans cesse, ce qui nécessite des négociations avec les fonctionnaires pontificaux ( la contrebande est pratiquée à grande échelle ) ;
b- il passe aussi en revue les principaux articles importés de France (sucre, grain, laine, etc.) et s’inquiète de voir Marseille perdre sa place de premier fournisseur de Rome au profit des grands ports anglais ;
c- avant de prendre son deuxième congé, il s’interroge, dans une longue dépêche, sur la possibilité pour le Gouvernement d’installer à CV une entreprise de bâtiments à vapeur pour le service du Levant et les différentes villes de la côte ouest de l’Italie.

2/ les affaires maritimes :
– problèmes de quarantaine, accidents de navires (le plus grave, concernant le Henri IV ayant lieu dans le canal de Piombino, en décembre 1834 : tous les passagers, dont le fils du physicien Ampère, en réchappent).
– l’affaire la plus sérieuse est celle de l’expédition d’Ancône : 1500 soldats français débarquent le 23/02/1832 pour aider le Pape à mater ses sujets révoltés en Romagne ; les dépenses évaluées initialement à 6 000 F se monteront finalement à 50 000 F ; le contentieux comptable qui en résulte crée des problèmes au consul de France pour deux ans.

3/ les affaires politiques
Avant même son arrivée au poste, Stendhal écrit, en mars 1831, quatre dépêches de Florence, dans lesquelles il décrit la situation politique en Lombardie, à Venise, à Padoue et à Florence ; plus tard, il fera l’éloge de la politique du Grand Duc en Toscane : « SAR le Grand Duc régnant a toutes les vertus. Il gouverne ses Etats avec toute la vigilance et la sage économie d’un père de famille » (lettre du 6/01/1834).
Une fois installé à Civita Vecchia, il poursuit ses bonnes habitudes et commente :
a- la politique intérieure
– état descriptif du budget pontifical (qui repose sur l’endettement permanent),
– réforme judiciaire en cours : publication d’un code civil et de procédure,
– réforme fiscale : on parle d’une augmentation de l’impôt foncier,
– intrigues de cour au Vatican (rôle du valet de chambre du Pape, Gaëtanino),
– relation de la crise politique qui suit la révolte des Romagnes et la publication du Memorandum des cinq puissances : « Le Pape a dit : Il Papa é perduto ! »
b… et la politique extérieure
Stendhal a des vues prémonitoires sur les événements du XIXème siècle à venir : « Tout le monde craint que la première guerre entre la France et l’Autriche ne prenne son champ de bataille dans la fertile Italie » (8 avril 1835).

B- Heurs et malheurs d’un Consul
1/ les fonctions de représentation
a- la visite du Pape (20 mai 1835) : Stendhal est malade et alité ;
b- le passage des touristes : c’est la rançon de sa célébrité ;
c- les promenades dans Rome : Stendhal fréquente les milieux de l’ambassade où il est très bien reçu ( notamment par l’ambassadeur ) ;
d- l’attribution de la Légion d’Honneur : il la réclame depuis son arrivée au poste, il ne l’obtiendra (du Ministre de l’Instruction Publique) qu’en 1835.

2/ les « désagréments » de la fonction
a- la querelle avec Lysimaque Tavernier : le chancelier du consulat, dont il se méfie et ne parvient pas à se débarrasser, dénonce ses absences répétées du poste ;
b- le procès d’absentéisme : le Ministère s’alarme de ses absences ; Stendhal songe à se faire muter à Livourne ou à Carthagène ;
c- la maladie et l’apathie : depuis 1835, ses problèmes de santé n’ont fait que croître ; il réclame avec insistance un nouveau congé de 6 semaines à deux mois, qui lui sera accordé au printemps 1836 ( et qu’il prolongera pendant trois ans ).

III- A-t-il été un bon ou un mauvais diplomate ?

Contrairement à Chateaubriand, qui utilise les dépêches qu’il envoie de Rome à l’occasion du conclave de 1828 pour meubler les Mémoires d’Outre Tombe, Stendhal n’a jamais songé que sa correspondance diplomatique puisse faire l’objet d’une publication. Romain Colomb non plus. C’est un certain Louis Farges qui, le premier, aura l’idée d’aller consulter les archives des Affaires Etrangères, en 1892 ; il en tire un ouvrage, assez indigeste, qu’il publie sous le titre : Stendhal diplomate, l’Italie de 1829 à 1842 d’après sa correspondance inédite.
Ces archives démontrent que Stendhal a mené ses activités consulaires avec beaucoup de conscience professionnelle, au moins tant que son état de santé le lui permettait. Quant aux voyages qu’il a effectués à Rome et en Toscane, ils lui ont permis de compléter les rapports ingrats qu’il se devait d’adresser au ministère par des observations neuves et intéressantes sur l’opinion publique et sur la situation internationale, qu’il consignait dans des dépêches plus politiques.
Quid de l’accusation de « dilettantisme » ? Il passait peu de temps à son poste (et peut-être à son bureau). Mais le travail d’un vrai diplomate consiste avant tout à entretenir de bonnes relations avec les autorités officielles, tout en nouant des rapports avec toutes les couches de la société. Stendhal, qui était rôdé à ce genre d’exercice (cf. les Mémoires d’un Touriste), le faisait à merveille. C’est ce qui justifie pleinement le jugement bien connu de Balzac, qui voit en Stendhal « un observateur de premier ordre, un profond diplomate » et s’étonne qu’il « se trouve seulement consul à Civita Vecchia » ; « nul ne serait plus à portée, précise-t-il, de servir la France à Rome » (lettre du 25 septembre 1840).
Au cours de cette décennie 1830 où il brillait dans les salons de la Ville Eternelle, Stendhal n’a-t-il pas été, au fond, notre véritable ambassadeur à Rome ? Pour l’être complètement, comme Chateaubriand ou ses successeurs, St-Aulaire, puis La Tour Maubourg, il ne lui a manqué qu’une particule… et un peu de fortune personnelle.

J. W.

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Causerie de Mme Fabienne Bercegol
03 avril 2013

« Éditer la Vie de Henry Brulard »

Fabienne Bercegol rend compte dans cet exposé du protocole éditorial qu’elle a appliqué dans son édition récente de la Vie de Henry Brulard publiée en Classiques de Poche.
Le travail éditorial est rendu complexe en raison de la singularité de ce texte, qui n’est pas un livre achevé pour lequel l’auteur aurait donné son autorisation d’impression, mais qui n’est pas non plus un brouillon totalement informe. De fait, Stendhal est représentatif d’une époque où les écrivains commencent à s’intéresser à leurs manuscrits : lui-même a soin de dater, de paginer, de faire relier les siens et d’en organiser la matière. En outre, le manuscrit de la Vie de Henry Brulard (que l’on peut désormais consulter sur le site de la Bibliothèque municipale de Grenoble) montre un texte dont la rédaction et la composition sont déjà bien avancées, mais il ne s’agit pas pour autant d’un texte stable, vérifié et arrêté par l’auteur. Son édition représente donc un défi, dans la mesure où l’on attend un texte lisible, intelligible, cohérent, alors que l’on ne dispose que d’un état provisoire d’un récit inachevé, dont la composition aurait été remaniée si Stendhal avait décidé de poursuivre. C’est pourquoi les commentateurs de Stendhal ont souvent conclu qu’il était impossible d’éditer ce texte correctement, sans le déformer, sans faire de lui ce qu’il n’est pas : une œuvre achevée. Il est vrai que, sauf à le reproduire en fac-similé, comme l’a fait Gérald Rannaud dans son édition en trois tomes chez Klincksieck (1996), on doit consentir à un compromis éditorial qui a pour but de proposer un récit suffisamment construit pour être lu sans pour autant donner l’illusion du fini.
Ainsi se heurte-t-on très vite à la difficulté que constitue l’absence d’une distribution complète et définitive des chapitres. Stendhal a laissé des indications qui permettent de comprendre où il comptait insérer certains chapitres qui ne sont pas à leur place dans le récit. Mais il faut se garder de vouloir à tout prix introduire de l’ordre pour reconstituer une version définitive qui reste à l’état d’hypothèse. Même si le manuscrit apporte la preuve que Stendhal projetait de récrire l’incipit célèbre sur le panorama romain, on est pourtant obligé de maintenir les premiers paragraphes, faute d’avoir un autre début à proposer. Quant aux variantes, on ne peut, dans une édition de poche, qu’en proposer une sélection : seules ont donc été retenues ici celles qui éclairaient les enjeux du récit ou qui correspondaient à des états du texte entre lesquels Stendhal n’a pas choisi.
Le contenu très disparate du manuscrit est une autre source de difficultés, dans la mesure où l’on peut être tenté d’écarter des dessins ou des fragments qui sont traditionnellement considérés comme autant de hors-texte. Les croquis ont longtemps suscité le désarroi des éditeurs, qui n’ont pas toujours jugé utile de les donner. En dépit des problèmes de mise en page que crée leur insertion, ils sont ici tous reproduits, dans le respect de leur taille et de leur place dans le manuscrit. Envahis par l’écriture, ils accueillent en leur sein des souvenirs digressifs qui débordent le cadre du récit et qui témoignent du fonctionnement capricieux de la mémoire. Le choix a été fait d’inclure également dans cette édition l’ensemble des gravures et un dessin aquarellé, afin d’illustrer dans toute sa diversité le corpus iconique de ce manuscrit. Les notes marginales qui prolifèrent sur ses feuillets ont été regroupées dans un dossier : elles forment un précieux journal de bord qui nous renseigne sur le quotidien de Stendhal pendant le temps de la rédaction, sur ses lectures, sur ses réactions face à l’actualité politique française que lui rapportent les journaux. Stendhal s’y fait le commentateur de son propre récit, dont il évalue souvent le style ou la qualité d’écriture. Romain Colomb fera ensuite de même, dans des notes qui sont aussi rassemblées dans le dossier. Le lecteur y trouvera encore les tables des matières et les mémentos qui sont autant de pièces préparatoires destinées à accompagner le travail de rédaction, ainsi que les testaments par lesquels Stendhal tente d’organiser la destinée posthume de son manuscrit. Alors que les précédents éditeurs l’avaient écarté, le fragment inséré dans le deuxième volume du manuscrit dans lequel Stendhal ironise sur le projet de lancer une « Encyclopédie du XIXe siècle » a été retenu, parce que Stendhal indique qu’il voulait le placer dans l’histoire de son enfance, dont il prolonge de fait la révolte contre la société ultra et contre l’Église.
Parce qu’il est impossible de restituer la dimension visuelle du texte, on peut convenir qu’éditer la Vie de Henry Brulard reste « jusqu’à un certain point impossible », comme le notait Martine Reid dans son essai Stendhal en images publié chez Droz en 1991. Des dispositions éditoriales spécifiques permettent néanmoins de rendre compte de l’originalité de cette écriture jubilatoire qui bouscule tous les codes et emprunte à tous les langages, pour donner naissance à un récit polygraphe dont l’inventivité reste sans égale.

F.B.

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Causerie de M. Philippe Berthier
15 mai 2013

« Dans le labyrinthe du temps : W. G. Sebald et Stendhal »

L’écrivain allemand Wilfried-Georg Sebald (1944-2001) a publié principalement Vertiges (1990), Les Émigrants (1992), Les Anneaux de Saturne (1995) et Austerlitz (2001). Dans toutes ces œuvres est présent peu ou prou un fantasme français, et fourmillent, parfois évidentes et massives, mais le plus souvent codées, décalées, biaisées, anamorphosées, allusions et références à un patrimoine littéraire essentiellement dix-neuviémiste traité à la fois avec une complète familiarité et une désinvolture totale. Ce terrain où il évolue visiblement comme chez lui, Sebald le mine avec une perversité consommée, brouillant les repères, ménageant fausses pistes et chausse-trapes, de sorte que le lecteur déboussolé en vient à nourrir une suspicion généralisée.
C’est avec Stendhal que Sebald entretient les rapports les plus étroits et les plus surprenants. Connaissant à fond sa biographie, il en bouscule sournoisement la chronologie, pour créer un effet de bougé volontaire, qui jette le doute sur la succession des faits et même leur réalité. Le temps ne serait-il que sables mouvants ? Ce jeu sur la chronologie se complique d’un feuilleté de références cryptées à d’autres écrivains que Stendhal, évoqués secrètement par contiguïté topographique ou thématique. Stendhal devient un personnage de Sebald, qui n’hésite pas à combler les lacunes laissées par l’autobiographe. À partir de notations authentiques, se met à bourgeonner irrépressiblement quelque chose qui relève de l’affabulation romanesque ; ce qui, par choc en retour, jette sinon le discrédit, du moins le scepticisme sur l’authenticité du fait de départ ; à moins qu’au contraire ce ne soit celui-ci qui authentifie par contagion les éléments inventés. Où est la vérité ?
Sebald crée du Stendhal possible, au point de revivre en lui. Par exemple, sans que jamais le nom de H.B. ne soit prononcé, le lecteur averti comprend que ce n’est pas le narrateur des Émigrants qui visite la saline de Bad Kissingen en 1991, mais bien Stendhal celle de Hallein en 1810. Et ce n’est pas le narrateur, ou Sebald, qui médite sur les mystérieuses sédimentations du temps, mais Stendhal, revenu à la vie par la grâce de quelque métempsycose, autre nom peut-être de la littérature. Obsédé par les circuits retors de la mémoire, les ressources et les limites de la faculté de se souvenir, Sebald ne cesse de poser la question de savoir si l’on peut restituer de manière véridique un événement du passé. Il la pose en particulier à propos de ce qui, a priori, semble le plus à l’abri de l’incertitude : les batailles célèbres, grandes dates incontestables de l’Histoire, et surtout deux d’entre elles, liées à Bonaparte-Napoléon, et donc à Stendhal. Marengo, lorsque Stendhal s’y rend en pèlerinage, est déjà indéchiffrable. De Waterloo, on ne peut à peu près rien dire. Quelque chose a eu lieu. Ou semble avoir eu lieu. Savoir véritablement comment reste en dehors de nos moyens. C’est bien ce que Fabrice avait compris : qu’on n’y comprend rien.
Pour l’écrivain, cette malédiction se retourne en atout. Ce magma confus que la mémoire s’éprouve incapable de débrouiller, ces « blancs » qui la trouent, c’est pour lui une invitation à éclaircir, à combler. C’est ce que fait Sebald quand il se substitue à Stendhal tombé dans l’amnésie (par exemple lors de sa première soirée d’opéra à Novare), au point de le vampiriser en lui prêtant des hantises qui ne furent jamais les siennes. Il en vient à jouer avec lui selon les caprices injustifiables de ses désirs et de ses peurs. Vertiges est architecturé par l’obsession du chiffre 13, autour duquel se produisent de sidérants télescopages textuels, Stendhal vivant imaginairement déjà en 1813, sur les bords du lac de Garde, ce que Kafka vivra réellement en 1913 ! Dans le labyrinthe du temps, on passe directement d’une époque à l’autre comme on pousse une porte, avec une fluidité onirique. Les identités s’échangent, l’avant et l’après se confondent. Sous Austerlitz, il y a Auschwitz. Dans les remous entrechoqués de la durée, le carrousel de ses reflets, l’écrivain médite sur l’évanescence du monde et, ce néant mouvant, il essaie de le prendre au filet des mots pour en faire quelque chose – un petit mémorial de langage vite érodé, bientôt illisible et finalement lui aussi englouti par l’oubli.

Ph. B.

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Causerie de M. René Bourgeois
02 octobre 2013

« Édouard Mounier, un grand commis de l’État, « ami » de Stendhal »

Henri Beyle a le même âge que Victorine, née en 1783, et il est d’un an l’aîné d’Édouard, les deux enfants de l’avocat et juge grenoblois Jean-Joseph Mounier. Ils ne se rencontrent qu’en 1801, la Révolution ayant radicalement séparé leur destin : Mounier avait participé activement à la « révolution des notables » jusqu’à devenir président de l’Assemblée lors des malheureuses journées d’octobre 1789, puis avait dû quitter la France l’année suivante pour ne reparaître à Grenoble avec sa famille que onze ans plus tard.
Édouard connut ainsi l’exil dès 1790, à Genève, puis à Berne, et ce fut son père qui se chargea de son éducation, en suivant les préceptes de Rousseau et de Pestalozzi. En 1795, Mounier dut quitter la Suisse pour se réfugier à Weimar, où, pour vivre, il fonda un institut d’éducation pour quelques jeunes aristocrates au château du Belvédère. Édouard compléta sa culture avec des maîtres éminents, dans les matières les plus diverses, langues anciennes et modernes, histoire, science politique, sciences naturelles. Il ne fut pas autorisé à rentrer en France pour s’inscrire à l’École Centrale de Grenoble, mais sa précocité lui permit d’être admis à l’université d’Iéna et dans trois sociétés savantes dès l’âge de seize ans. Son père fut rayé de la liste des émigrés en 1801 ; il revint à Grenoble, chercha un emploi et fut nommé préfet de l’Ille-et-Vilaine en 1802. Édouard lui servit de chef de cabinet sans titre et s’initia à la vie politique dans les mêmes dispositions libérales que lui, avec « un amour pur de la liberté et une haine violente de toute superstition ». C’est pendant ce séjour à Rennes qu’Henri Beyle noua des relations épistolaires avec lui, car il s’était épris de Victorine pendant le bref séjour grenoblois des deux adolescents. N’ayant aucune raison d’écrire librement à la jeune fille, il confia à Édouard ses épanchements sentimentaux qui ne semblent en rien avoir touché la vraie destinataire. En 1805, installée à Paris où son père avait été nommé Conseiller d’État, Victorine fit preuve envers Henri d’une totale indifférence.
Jean-Joseph meurt au début de 1806, et Édouard est nommé auditeur au Conseil d’État et lors de la campagne d’Allemagne, il est chargé de mission à Weimar, puis en Silésie, avant de rejoindre le cabinet de l’Empereur. Baron d’Empire et maître des Requêtes, il est chargé en 1810 de constituer un « bureau des traductions » pour l’information directe de Napoléon, auquel il rend compte quotidiennement des articles de presse, des ouvrages et des libelles paraissant à l’étranger. Il suit l’Empereur pas à pas et se retrouve courir les routes d’Europe, souvent dans les pires conditions matérielles. Si le tableau est supportable en Allemagne, il ne l’est guère en Pologne, ni surtout en Russie. À la bataille de la Moskova, Édouard rencontre Henri Beyle et le retrouve l’année suivante à Bautzen ; dans son Journal, Henri le juge sans indulgence toujours froid, vaniteux et fat. En 1814, Édouard a la charge d’Intendant des bâtiments de la Couronne, tandis qu’Henri, toujours simple auditeur, n’est qu’Inspecteur du Mobilier. Édouard se rallie sans difficulté au nouveau régime, la Charte lui paraissant en accord avec ses propres opinions libérales. C’est alors que « de Beyle » lui écrit, le 23 mai 1814, pour qu’il appuie sa demande adressée au nouveau gouvernement d’être nommé « Inspecteur honoraire du Mobilier » ce titre lui permettant, dit-il, de « faire pompe en province, auprès de mon voisin badaud. » Le retour de Napoléon lors des Cent Jours met Édouard dans l’embarras : il s’absente pour ne pas choisir, s’en va à Weimar, revient en Belgique jusqu’à ce que Waterloo décide pour lui. Sous Louis XVIII, il devient un conseiller écouté, qui participe aux négociations de paix. Nommé à la Chambre des pairs, il reste à l’écart des extrêmes et se voit proposer par le duc de Richelieu, en 1820, le ministère de l’Intérieur, qu’il refuse. Il accepte cependant la « Direction de l’administration générale et de la police », poste moins politique et plus technique, où, pendant vingt-deux mois, il tente de concilier ordre et justice, dans un climat de complots et de conspirations. De retour à la Chambre, il accomplit un travail considérable en matière de législation et se signale par sa compétence comme par son esprit de modération. Il reçoit en 1829 une nouvelle demande d’intervention de celui qui est alors un écrivain déjà connu, qui cherche en vain un emploi : Stendhal aspire à être nommé à la Bibliothèque royale comme référendaire, et Édouard lui répond en des termes amicaux mais sans pouvoir lui venir en aide.
La révolution de 1830 ne laisse pas Édouard hésiter sur la conduite qu’il doit avoir : il a servi loyalement les Bourbons, il ne peut servir Louis-Philippe qui a contribué à les chasser. Mais il reste à la Chambre des pairs, prenant une part active au travail des commissions et aux débats, entrant progressivement dans une opposition morale respectueuse des formes légales, proche des opinons du centre gauche.
Il meurt le 11 mai 1843, dans sa cinquante-neuvième année, au même âge que Stendhal, et juste un an après lui.

R. B

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Causerie de Mme Suzel Esquier
6 novembre 2013

« Stendhal dilettante et son héritage rousseauiste »

Si le XVIIIème siècle a vu la naissance et le développement d’un discours sur la musique, parallèlement à une réflexion sur le langage, ces réflexions se poursuivent au siècle suivant, mais dans un contexte absolument nouveau.
Lorsque la critique a abordé l’étude des idées de Stendhal sur la musique, elle en a fait – hâtivement –, un héritier direct des théories rousseauistes. S’il est vrai que Stendhal s’inscrit dans la continuité d’une esthétique de la sensibilité, et que lui-même, dans une sorte de dénuement idéologique, s’est placé sous l’autorité de Rousseau, force est de constater qu’à l’examen, leurs positions respectives divergent profondément, et sur des points essentiels.

Stendhal dans le sillage de Rousseau…
Tel est bien le stratagème qu’il emprunte au chapitre XXV de la Vie de Rossini, lorsqu’il reprend à son compte la critique martelée par Rousseau à l’encontre des voix françaises, de l’orchestre français (qui ne sait accompagner les voix), et du genre même de la tragédie lyrique… Remarquons déjà le changement de perspective : Stendhal intègre ces arguments à sa polémique contre le classicisme et à son combat en faveur du romanticisme, englobant dans une même veine polémique sa critique de la tragédie classique et de la tragédie lyrique, faisant de « l’admirable Iphigénie » (celle de Racine, comme celle de Gluck) le modèle d’un art caduc. Bien plus, à l’issue d’une représentation du Devin de village, Stendhal se déclare « frappé par la jeunesse et la vérité des Ecrits sur la musique du philosophe, alors qu’il juge que tout ce qu’il a écrit sur la politique et l’organisation des sociétés lui semble vieilli d’un siècle. Or, nous assistons là à une première trahison manifeste de la pensée de Rousseau. En effet, si nous nous reportons à ces deux textes essentiels que sont Le Discours sur l’Origine de l’inégalité parmi les hommes et l’Essai sur l’origine des langues, force est de constater que, chez Rousseau, la théorie musicale n’est pas dissociable de l’ensemble de ses préoccupations. Sa conception de la musique est étroitement liée à une réflexion sur le langage, elle-même intégrée à une réflexion sur l’évolution des sociétés. Rousseau forge l’hypothèse d’un avant irréel, mais nécessaire à l’intelligibilité des choses d’aujourd’hui. Selon lui, les vers, les chants, la parole ont une origine commune. La musique a donc été inventée pour parler et que dit-elle ? La passion.
Nous voyons bien ce que Stendhal a retenu, à savoir, et seulement, la primauté de la mélodie et la célébration de la musique comme langage privilégié des passions. Mais nous relevons aussi l’immense déperdition théorique, qui s’opère à partir de la réinterprétation de la pensée de Rousseau, en particulier l’abandon de cette dimension essentielle chez le philosophe, à savoir l’aspect génétique sous lequel sont envisagées les réalités humaines. Et lorsque Stendhal avoue dans les Promenades dans Rome : « Je désire n’être compris que des gens nés pour la musique ; je voudrais écrire dans une langue sacrée », cette formule résonne ici d’une manière absolument singulière et nouvelle : l’écrivain souhaiterait reprendre à la musique son bien et, composant une œuvre de fiction, toucher directement les cœurs, comme c’est le privilège du musicien.

Dissonances
La critique a cru – hâtivement –, pouvoir relever un point de convergence entre les deux auteurs autour de la question de l’harmonie. On connaît le grand débat qui oppose Rousseau à Rameau et la position de Rousseau, qui tient à ce qu’il considère le développement de l’harmonie comme une dégénérescence de la langue-mélodie originelle. Il concède seulement à l’harmonie le rôle d’accompagner la voix et rejette en bloc toutes les formes de musique instrumentale. Stendhal feint, par stratégie, d’épouser ces vues pour combattre aussi bien le genre de la tragédie lyrique que l’évolution de l’opéra rossinien. Mais son approche de ce qu’il nomme « l’harmonie » est infiniment plus sensible et ouverte. Il suffit de se reporter au chapitre consacré au premier opera seria de Rossini, Tancrède, pour voir qu’il assigne une place importante à l’harmonie dans l’économie de l’œuvre. Les parties instrumentales (comme le solo de flûte qui prépare l’entrée de Tancrède) revêtent diverses fonctions : d’introduction à l’aria, de commentaire, d’intensification… Le Dilettante se montre extrêmement sensible aux divers timbres : aux « soupirs des cors », à « l’harmonie si suave » des instruments à vent, à la couleur sonore de tel accompagnement de violoncelle… S’aventurant sur le registre des synesthésies, il découvre à la flûte « une certaine analogie avec les grandes draperies bleu d’outremer prodiguées par plusieurs peintres célèbres » ; et surtout, sa sensibilité ouverte à la dimension du terrible, accorde à la musique instrumentale le pouvoir de traduire l’indicible, d’accéder à cette dimension essentielle de l’esthétique romantique : le sublime. Son commentaire de la fameuse preghiera au dernier acte de l’opéra de Rossini, Mose en offre un excellent exemple : Stendhal relève la simplicité et l’efficacité du procédé harmonique – le passage du mode majeur au mode mineur, au moment où les flots s’entrouvrent –, pour confier au lecteur : « J’ai presque les larmes aux yeux en songeant à cette prière ».
Sur d’autres points encore, Stendhal s’éloigne de Rousseau : on sait que l’encyclopédiste dressait un tableau fort sombre de l’évolution des arts et du langage, qu’il voit comme une marche vers la « catastrophe ». Si Stendhal éprouve la nostalgie d’un âge d’or de la musique, qu’il situe, selon les jours, en divers moments du XVIIIème siècle, il demeure parfaitement étranger à la vision de Rousseau, qui suppose un âge d’or mythique, où se trouvaient réunies les conditions de la transparence et de l’effusion des cœurs. Stendhal ne partage pas davantage les réticences du philosophe de Genève à l’encontre de la musique italienne – qui n’est pas nationale –, pas plus que son rejet de la tradition des sopranistes, caractéristique de l’âge d’or. Il se déclare « Italien » lui-même, « homme d’un autre siècle », quand ce n’est pas « rossiniste » de 1815 »… C’est dire la liberté et l’éclectisme de ses goûts.
Si nous examinons enfin la question essentielle du plaisir musical, les vues de Rousseau et de Stendhal se situent aux antipodes. Rousseau avait souhaité rompre avec la conception à la fois sensualiste et intellectualiste, qui était celle de Rameau, pour aborder la musique en tant que phénomène moral. Au même titre que la langue-poésie originelle, la musique doit permettre, selon lui, d’accéder à la transparence des cœurs. Stendhal est loin d’adhérer à cette conception. Il concède un rôle important aux sens dans l’expérience musicale (d’où les anecdotes fort lestes qui ponctuent nombre de commentaires musicaux), mais ce ravissement physique n’est que le premier degré de l’expérience esthétique qui, ainsi que l’a souligné Michel Crouzet, se caractérise par une montée progressive vers la vraie dimension du pathos. L’homme selon Stendhal est un individu tripartite, qui se compose, ainsi qu’il le notait dans le Journal littéraire, d’un corps, d’une tête – ou centre des combinaisons, et d’un cœur (ou d’une âme), centre des passions. Sur ce point capital, nous relevons une opposition irréductible entre les deux auteurs.

Du romanticisme musical
Bien des choses les éloignent : leurs tempéraments respectifs, leurs compétences, leurs vocations. Rousseau fut un bon théoricien de la musique, et aussi compositeur. Stendhal, quant à lui, met une certaine coquetterie à ignorer ce qu’il nomme « le bête de la musique », à se moquer des « croque-sol ». Moins ignorant qu’il ne le dit, il sait surtout mieux le monde.
Après sa période de dilettantisme, nous découvrons dans Le Rouge et le Noir un surprenant hommage à Rousseau : au cours du bal donné à l’hôtel de Retz, Mlle de La Mole, lassée de ses soupirants trop convenables, demande à Julien ce qu’il pense du dernier quadrille. A ses propos secs, elle répond : « Vous êtes un sage, Monsieur Sorel ; […] vous voyez toutes ces fêtes comme un philosophe, comme J.-J. Rousseau ». A quoi Julien, qui a déjà acquis quelque usage du monde, réplique en invoquant l’ignorance et la maladresse de Rousseau. « Il a fait le Contrat Social », dit Mathilde sur le ton de la vénération. Dans cette joute inattendue, Stendhal a sans doute livré l’image qu’il retenait du philosophe : un homme grand par la pensée, mais ignorant des grandeurs d’institution (pour reprendre les catégories pascaliennes). Le dialogue entre Julien et Mathilde met l’accent sur la dimension sociale du plaisir esthétique : les beaux-arts en général exigent une éducation ; ils s’adressent à une élite – ce que Stendhal n’a cessé de répéter à propos du spectacle d’opéra.
Si la musique fut « la passion la plus forte et la plus coûteuse de [sa] vie », cette passion nourrit le roman. Elle est le catalyseur des passions : chez Mathilde, qui improvise sur son piano un air d’opéra, entre Fabrice emprisonné et Clélia, entre Lucien et Mme de Chasteller… Elle introduit dans « le réel plat et fangeux » une dimension légère et ludique : tel est le miracle opéré par l’air du moltiplico du Signor Geronimo dans la triste soirée de Verrières. Ces créations, qui nous éloignent de Rousseau, montrent combien l’immense expérience musicale du Dilettante lui a permis d’écrire « le roman de la vie ».

S. E.

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Causerie de M. Nicolas Allard
4 décembre 2013

« Anges et démons dans Le Coffre et le revenant »

La dualité biblique entre anges et démons n’est pas absente de l’œuvre de Stendhal. Si Henri Beyle a toujours revendiqué haut et fort son athéisme, ses récits n’en demeurent pas moins très largement ancrés dans une culture judéo-chrétienne, comme l’a remarquablement montré Philippe Berthier dans son Petit catéchisme stendhalien. Dans Le Coffre et le revenant, nouvelle publiée en mai 1830 dans la Revue de Paris, la présence simultanée de l’ange et du démon constitue même un des thèmes majeurs de ce récit espagnol. Les relations entre Inès, don Blas et don Fernando – les trois personnages principaux de l’intrigue – dépendent en effet pour une très large part de cette opposition antédiluvienne entre le Bien et le Mal.
Le personnage de don Blas, directeur de la police de Grenade, apparaît tout au long du récit comme un double du diable. Don Blas se caractérise d’abord par un aspect physique effrayant : il est en effet d’une noirceur et d’une maigreur hyperboliques. Comme le diable, il ne cherche pas à aider les hommes, mais à les faire sombrer. Il ne se borne toutefois pas à tuer ou faire tuer : il éprouve ainsi un réel plaisir à torturer ses futures victimes par ses paroles. Sa grande taille, qui pourrait être considérée comme un attribut positif, ne contribue en réalité qu’à renforcer la terreur qui l’entoure. La présence de « douze cavaliers » à ses côtés au début du récit est un renvoi explicite au Christ et à ses apôtres. Don Blas serait ainsi le messie des forces du mal.
Si don Blas est donc incontestablement une figure du mal, don Fernando et Inès se présentent quant à eux comme ses doubles opposés. Fernando est décrit d’emblée comme « jeune » et d’une « tournure fort distinguée ». Il possède des caractéristiques angéliques : il a en effet des attributs solaires (il est « blond »), et l’ensemble de son visage évoque la douceur. Mais, plus que physique, son opposition à don Blas est d’ordre moral. Si Fernando prie « dévotement » et préfère l’ombre de l’introspection à la lumière de la gloire temporelle, don Blas se rend à l’église essentiellement pour des raisons de convenances. « L’humeur sinistre » de don Blas croît d’ailleurs lorsqu’il s’aperçoit que le jeune homme est doué d’attributs éminemment positifs. On peut estimer qu’il s’agit là d’une forme de jalousie. Mais don Fernando rappelle peut-être à don Blas ce qu’il fut par le passé. Avant d’être directeur de la police de Grenade, don Blas est en effet supposé avoir été « capucin dans sa jeunesse ». Tout comme Satan, il aurait donc d’abord été un serviteur de Dieu.
A l’image de don Fernando et, à vrai dire, encore plus que celui-ci, Inès est présentée tout au long de la nouvelle comme une figure angélique. Le rapprochement établi entre Inès et la Vierge est marqué par des termes évoquant la piété de la jeune femme. Inès passe une importante partie de son temps dans des lieux saints, et consacre la prière comme son activité principale. Inès semble être d’une essence surhumaine, ce qui l’amène à exercer une véritable fascination sur les personnages masculins de la nouvelle. C’est notamment le cas de don Blas, qui succombe d’emblée à son « charme », au sens physique mais surtout magique du terme. Le narrateur emploie même le terme de « rêverie » pour qualifier la réaction de don Blas au moment de l’apparition de la jeune femme. Comme Satan, don Blas semble avoir une nostalgie du Paradis. Celle-ci se manifeste concrètement dans la nouvelle par sa volonté de posséder Inès comme épouse. Pour assouvir son désir, Don Blas soumet l’idée d’échanger Inès contre don Fernando. Le jeune homme ayant été arrêté par ses sbires, don Blas laisse entendre qu’il contribuera officieusement à sa libération, si Inès accepte de l’épouser. Il cherche donc à monnayer l’âme d’Inès avec une autre âme. Elle qui n’aurait jamais accepté d’épouser cet homme, est finalement amenée à le faire afin de sauver l’être angélique qu’elle aime réellement. Ses larmes, au moment de son mariage, sont le signe de son sacrifice.
Si Inès est une nouvelle Perséphone, contrainte de vivre en Enfer auprès de son époux, don Fernando se présente quant à lui comme un Orphée des temps modernes. La nouvelle semble ainsi faire également appel à des références religieuses héritées des croyances de la Grèce et de la Rome antiques. Semblable au héros mythologique, don Fernando décide de braver maints dangers pour aller chercher celle qu’il aime en plein cœur de l’Enfer.
Lorsqu’ Inès découvre don Fernando dans sa chambre, elle pense voir son fantôme, et le prend en pitié. En voyant finalement que son ancien amant est bien vivant, elle refuse d’abord de céder à ses avances. La piété de la jeune femme est ainsi très grande. Si elle finit toutefois par succomber, c’est sans doute parce que la passion est ici plus forte que son respect scrupuleux de certains codes religieux. Le démon du sexe finit donc par l’emporter. Inès ne perd toutefois pas totalement sa dimension angélique, notamment parce que la fin de la nouvelle la verra se réfugier au couvent. Cette décision, prise pour échapper à la fureur de don Blas, est essentielle dans la compréhension de la thématique de l’ange et du démon. Le lieu choisi n’est pas anodin : il marque une frontière forte avec le monde temporel. Don Blas ne peut d’ailleurs y pénétrer dans un premier temps. En entrant au couvent, Inès met en avant le fait que son mariage avec don Blas est caduc. Elle affirme à l’évêque que don Blas ne l’a effectivement jamais possédée. L’impuissance implicite de don Blas peut s’expliquer précisément par la différence de nature entre les deux personnages. Si don Fernando peut posséder Inès, c’est parce qu’ils sont deux figures identiques. A l’inverse, l’impossibilité de don Blas de posséder celle qu’il désire pourtant de toutes ses forces est le signe que le diable ne peut profaner ce qui est hautement sacré.
Une ultime différence – majeure – apparaît à la fin de la nouvelle. Inès et don Fernando meurent, victimes de la colère vengeresse de don Blas. Si l’on ne sait pas ce que devient le terrible directeur de la police de Grenade, force est de constater que sa mort n’est pas relatée. Peut-être faut-il voir dans ce dénouement tragique la preuve de la dimension diabolique de don Blas ? Le diable, du fait de son statut particulier, n’est en effet pas censé connaître la mort. Inès et don Fernando, en quittant la vie, paient sans doute leur péché de chair. Mais en mourant, ils parviennent surtout à échapper définitivement à l’Enfer du palais de l’Inquisition et au diable de Grenade.

N. A.

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