Causeries 2011


Causerie de Mme Yvette Formery
05 janvier 2011

« Stendhal et la caractérologie »

Stendhal a donné l’exemple d’une attention particulière aux problèmes de caractère en lisant les œuvres de Cabanis et de Lavater.
En 1811, Stendhal et Crozet étudient les Rapports du physique et du moral de Cabanis, en particulier le chapitre « De l’influence des tempéraments sur la formation des idées et des affections morales ». Beyle se propose de vérifier ces affirmations sur le caractère italien. Il dit dans Rome, Naples et Florence : « La manière de sentir de l’Italie est absurde pour les habitants du Nord » (il faudrait ici rapprocher Stendhal de Mme de Staël et de Bonstetten). Il cherche aussi à vérifier l’existence des quatre tempéraments chez les soldats dans la campagne de Russie. Il lit aussi Lavater et ses études de Physiognomonie et s’en inspire dans nombre d’observations ; il aurait projeté même d’écrire un traité sur les physionomies (nous dit V. Del Litto dans un article du Stendhal Club).
L’étude des caractères est très ancienne. Hippocrate (460-377) distingue quatre types principaux : le sanguin, le bilieux, le flegmatique, le mélancolique, et ces catégories ont été conservées comme vocabulaire usité jusqu’au XIXe siècle, ce qui prête à des confusions qu’ont voulu écarter nos caractérologues : René Le Senne et Gaston Berger.
Lorsque Stendhal dit qu’il a une « âme mélancolique et folle », faut-il donner au mot « mélancolie » l’acception ancienne ? La mélancolie, ou atrabile, ou spleen (en anglais : rate), c’est la bile noire, qui préside aux idées noires. A lire l’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton, « nous sommes tous des mélancoliques ». Littré parle d’une tristesse vague « qui n’est pas sans douceur ». La peinture (Dürer, Cranach) nous montre un état d’âme plus tragique. Kierkegaard dans sa « Schwermut » donne l’exemple de l’angoisse existentielle. Quant à Stendhal, tout son caractère est à l’opposé de la torpeur spirituelle comme de l’hystérie maladive. Sa mélancolie est plus proche de l’ennui, doublé d’impatience sentimentale.
Essayons un portrait caractérologique de Beyle. Cette science s’est développée avec Heymans et Wiersma, psychologues de l’école de Groningue, avec Klages, auteur de Principes de caractérologie, et surtout, en France, avec R. Le Senne et G. Berger.
Rappelons les trois notions de base : émotivité, activité, primarité ou secondarité. L’émotivité de Stendhal est abondamment prouvée : Souvenirs d’égotisme, Vie de Henry Brulard, le Journal regorgent de signes de cette extrême sensibilité, traduite quelquefois par l’agressivité défensive du timide. Tantôt actif, tantôt rêveur, il emploie son temps à s’engager dans les voyages, les déplacements à cheval, en diligence, les concerts, les rencontres, etc. Il est très présent : « Ma philosophie est du jour où j’écris ». Et cependant, attaché au passé dans ses réflexions sur l’amour, qui formulent son expérience. Enfin, Stendhal allie le caractère primesautier, réagissant vite et fort à ce qui l’entoure et le cheminement de sa philosophie.
Ajoutons une ambition courageuse pour conquérir un état qui lui donnerait aisance et sécurité, et certitude d’aimer et d’être aimé. Volontiers agressif et sincère, il hésite à manifester sa tendresse envers les gens qu’il aime (le mot « tendre » revient très souvent sous sa plume). Enfin il manifeste un grand intérêt pour les arts et la nature, donnant aux organes des sens toutes leurs possibilités romanesques. Sa passion, ses curiosités, son application (dans les fouilles par exemple) montrent son activité intellectuelle, déjà présente dans son premier amour des mathématiques et de leur valeur morale, puisque l’hypocrisie y est impossible. Si nous évoquons ce caractère dans le cadre des questionnaires de G. Berger, nous avons ce schéma, avec des notions de 1 à 9 :

– Emotif : 9
– Actif : 5
– Secondaire : 5
– Champ de conscience étroit : 3
– Avidité : 6
– Conciliateur : 5
– Intérêts sensoriels : 6
– Tendresse : 7
– Passion intellectuelle : 8

On l’a classé parmi les nerveux, E.N.A.P. C’est tout à fait superficiel. En fait, Stendhal échappe à toute formule. Il est inclassable, CQFD. Il apporte lui-même à la caractérologie sa clairvoyance et sa subtilité !
Y. F.

Causerie de Mlle Lucy Garnier
02 février 2011

« Frères et sœurs dans la fiction stendhalienne »

La dichotomie fait partie intégrante de l’économie narrative chez Stendhal. Sur les plans politique, esthétique et social, de nombreuses oppositions sont effectuées entre pays, villes ou époques, que ce soit dans les œuvres fictionnelles ou dans les œuvres théoriques. Au niveau de la structuration narrative, le dédoublement oppositionnel entre héroïnes, lieux et destins est également récurrent. La confrontation entre frères et sœurs, en revanche, ne fait pas partie des contrastes qui se dégagent de manière évidente. La relation adelphique semble plutôt être singulièrement absente de la fiction et lorsque Stendhal met en scène des relations entre germains, c’est en arrière-plan, à travers des personnages peu étoffés et sans véritable consistance. Pourtant ce que cette communication s’est efforcée à démontrer c’est qu’une analyse plus approfondie de la manière dont l’auteur déploie ces personnages en filigrane révèle un dispositif textuel dont la signification s’ancre bien dans une dynamique de l’opposition. L’étude d’exemples pris dans Le Rouge et le Noir, La Chartreuse de Parme, L’Abbesse de Castro et Trop de Faveur tue a permis l’exploration de cette dynamique dans l’écriture stendhalienne du point de vue de la structuration de l’intrigue, de l’esthétique réaliste et de l’exploitation romanesque de la différence genrée.
Sur le plan de la narration, l’on a pu voir à travers plusieurs exemples que les frères et sœurs des protagonistes jouent un rôle structurant et souvent de catalyseur dans l’intrigue. En effet, loin d’être absente, la relation adelphique, et plus particulièrement l’opposition faite entre les frères aînés – emblèmes du pouvoir paternel – et les protagonistes, offre de nombreux ressorts à l’élaboration des situations romanesques, et cela par la mise en scène de l’autorité masculine et les tentatives d’y échapper.
L’analyse des rapports de force entre frères et sœurs en relation avec la réalité sociale de l’époque a ensuite permis de mener plus loin cette exploration de la dynamique du pouvoir, notamment entre le masculin et le féminin. En replaçant les écrits stendhaliens dans leur contexte historique par rapport à la situation sociale des femmes et, plus précisément, par rapport aux relations entre frères et sœurs à l’époque, il a été possible de démontrer que le miroir stendhalien qui « réfléchit » souligne les injustices de la période, tandis que le miroir qui « reflète » empêche un quelconque renversement durable du statu quo, les deux éléments participant pleinement d’une esthétique romanesque voulue . L’opposition entre les frères et sœurs joue un rôle clef dans cette démarche, permettant au romancier de souligner par opposition à la fois les obstacles auxquelles les sœurs doivent faire face, et leur nature exceptionnelle, les rendant ainsi plus sympathiques au lecteur et donnant davantage de poids à leurs destins tragiques.
Enfin, la communication a démontré que cette mise en relief de la singularité des personnages principaux par le biais d’une opposition genrée entre germains ne se limite pas à une confrontation entre la situation sociale des deux sexes, mais passe également par un brouillage des frontières entre les attributs genrés habituellement associés à la femme et à l’homme. Encore une fois, cette inversion sert des fins romanesques. En mettant l’accent sur l’individu et en montrant, par le biais d’une comparaison avec ses frères ou sœurs, la nature exceptionnelle de ses qualités, l’auteur peut mieux faire ressortir les valeurs importantes à ses yeux. Ces valeurs frappent davantage le lecteur parce qu’elles sont inattendues, soit chez l’homme soit chez la femme.
En conclusion, il semblerait que les frères et sœurs stendhaliens vont au-delà du statut de figurants pour faire partie des éléments clefs permettant une meilleure compréhension de l’esthétique stendhalienne et de la question du genre.
L. G.

Causerie de M. Philippe Abelin
02 mars 2011

« Empathie et manipulation chez Stendhal »

Vieil étudiant, à ma retraite je suis revenu à mon Université, la Sorbonne Nouvelle, trente ans après l’avoir quittée, passée ma maîtrise. Master 2 et doctorat sont alors devenus les nouvelles étapes d’un travail universitaire sur Stendhal. Initialement, j’avais en tête un diptyque du type « pensée-action ». Par l’opérationnalité littéraire, celui-ci se transformerait en « empathie et manipulation ». C’est le professeur Berthier, mon maître de recherches à Paris III, qui m’orienterait sur Lucien Leuwen. Puis, sous la direction du professeur Tortonese, en doctorat, le sujet deviendrait Empathie et manipulation dans l’œuvre romanesque de Stendhal. Initialement, je partais d’une conceptualisation empruntée au philosophe allemand Max Scheler et à son ouvrage Nature et formes de la sympathie. Mais précisément la vulgarisation du concept d’ « empathie » renouvelait à présent l’intérêt pour des travaux sur ce thème. Sous l’impulsion de M. Berthoz, professeur de neuro-sciences au collège de France, des travaux inter-disciplinaires s’attachaient à tester la fonctionnalité de ce concept migrant : tour à tour en effet l’esthétique, la psychologie, la philosophie, les neuro-sciences, la neuro-économie l’utiliseraient.
Par l’empathie, l’acception définit l’aptitude qu’on a à se mettre à la place d’autrui pour le comprendre. Mais processus cognitif, l’empathie peut se transformer en compréhension affective, s’il en résulte un partage d’émotion. Du plan cognitif on débouche ainsi au niveau affectif. La psychologie américaine fait aussi de l’empathie l’une des trois séquences de l’altruisme, lorsque désir oblatif et désintéressement se cumulent avec l’empathie. Un recours à ces concepts permettra d’identifier dans l’oeuvre ce qu’on dénomme « l’empathiste », c’est-à-dire celui qui se met à la place d’autrui avec un intérêt oblatif. Par exemple dans Armance la marquise de Malivert et dans Lucien Leuwen Mlle Théodolinde de Serpierre vis-à-vis de Lucien représentent ce type de personnage. Mais si on a l’ « empathiste-altruiste », dispose-t-on de son contraire, l’« empathiste-malfaisant », personnage qui se met à la place d’autrui, est sensible à sa souffrance, pour, avec perversité, y prendre du plaisir ? Le chevalier de Bonnivet d’Armance serait en effet une semblable figure.
Deux points doivent être soulignés. Par l’empathie, nous projetons sur autrui nos propres représentations du monde extérieur. L’empathie fournira ainsi un vecteur essentiel des relations inter-subjectives dans l’univers de fiction – comme cela existe dans le monde réel ! Mais si c’est l’occasion de se comprendre, c’est aussi l’occasion de susciter des malentendus, d’aboutir à des erreurs d’appréciation. La seconde observation a trait précisément à l’existence de ces relations dont l’analyse, au sein de réseau inter-subjectif, a constitué pour la thèse un instrument privilégié.
La liaison des concepts d’empathie et de manipulation fait ressortir le déséquilibre des notions. La manipulation ne ressortirait qu’à une « morale de l’acte », alors que l’empathie ressortit à une morale plus générale de « l’intention ». Or cette dernière est traditionnellement le domaine et l’outil d’analyse du romancier. De la manipulation au manipulateur : le Dr Du Poirier de Lucien Leuwen figure comme le manipulateur idéal, c’est-à-dire l’homme de métier qui démontre au mieux l’adéquation de ses moyens à des objectifs dolosifs.
La déclinaison de ces concepts dans différents cas de figure permettra d’en apprécier la fonctionnalité. Avec San Francisco a Ripa des Chroniques italiennes, Stendhal souligne –c’est son thème de prédilection ! – l’antinomie des caractères nationaux. Mais avec l’analyse par l’empathie, on y verra aussi le disfonctionnement généralisé d’un réseau inter-subjectif d’une société romaine du XVIIIème siècle, lorsque se manifeste l’impossibilité de se mettre à la place de l’autre et de le comprendre. Le meurtre du chevalier Senecé signe au niveau symbolique le destin de cette société sans empathie. Au contraire, par l’empathie, on se rend maître du monde. C’est en tous cas ce à quoi aboutit l’analyse des relations triangulaires reliant Mme de Rênal, son mari et Julien Sorel, à la réception par M. de Rênal d’une lettre anonyme dénonçant les relations illicites de Julien avec son épouse. Mme de Rênal se découvre avec surprise « des aptitudes », lorsque s’imbrique l’empathie dans l’action même de manipulation. Empathiste contre « empathiste malfaisant », telle serait aussi une grille de lecture possible d’Armance. Le chevalier de Bonnivet réussit dans sa volonté de manipuler Armance et Octave. La marquise de Malivert parvient cependant à ses fins en mariant le couple. Mais tout évolue dans un sens imprévu et tragique !
On conçoit l’incomplet d’une démarche épistémologique, si celle-ci n’est pas corrélée à des séquences plus longues de l’œuvre, dans au moins deux domaines-phare de la sémiotique, de l’Amour et du Pouvoir-influence.
S’agissant de « l’amour », il ne s’agit que de s’essayer à des « éclairages ». Le thème de la « grande passion », réclamée de Lucien par son père, M. Leuwen, est l’occasion d’ouvrir une porte sur ce qu’on dénommer phénomène de compréhension affective de basse intensité, si l’environnement est marqué pour le héros par l’« impossibilité d’aimer ». Avec « l’acmé amoureux », s’offrirent précisément des perspectives contraires, cependant dans une durée inversée. Lucien et Mme de Chasteller, Octave et Armance sont soudain submergés par l’émotion empathique : brefs instants et cependant sensation d’éternité, lorsque s’oblitère le caractère torturant de manifestations mutuelles d’empathie, en tant que phénomène cognitif. Sous le chapeau de « femme sans raison », on décrit le comportement d’héroïnes débordant de leur domaine, c’est-à-dire dans le champ politique réservé aux hommes. Si la cause en est leur droit au bonheur, les moyens utilisés sont hautement politiques, donc manipulateurs. Vanina Vanini, héroïne éponyme d’une chronique, fournit l’exemple d’un tel comportement. Par l’analyse, on met en exergue la déficience d’empathie de ses relations avec son amant Pietro Missirilli, en discordance avec la maîtrise qu’elle montre d’une manipulation initiée envers pourtant un homme de l’art, gouverneur de Rome.
La partie consacrée au thème du Pouvoir-Influence sera l’occasion d’aborder le domaine politique dans une double perspective : synchronique, avec la description des régimes représentatifs, principalement dans Lucien Leuwen, et diachronique, avec l’analyse spectrale du fonctionnement d’un régime despotique dans La Chartreuse. Le chapitre consacré à M. François Leuwen, ce banquier devenu homme politique, est précisément l’occasion d’une réflexion sur « l’Homme politique ». On voit chez M. Leuwen ce qui fait l’aisance d’une conduite imbriquant de façon indiscernable empathie et manipulation. Chez celui-ci, sont poussées au plus haut degré les qualités contradictoires qui font précisément le grand Homme politique, face aux prévisibilités d’hommes de Pouvoir, tels les ministres de l’Intérieur et des Affaires étrangères. L’analyse du régime de Parme offre des perspectives radicalement différentes. Face aux hommes des régimes représentatifs n’ayant que des parcelles de pouvoir, le Prince est au contraire source de tout pouvoir, mais en même temps pur solipsisme juridique. Mais en tant que tel, il n’irrigue sur rien. Ce serait donc la tragédie d’un régime despotique de naviguer dans le brouillard. On trouverait que le bon principe d’un tel régime pourrait être l’empathie s’appuyant sur la manipulation, une empathie à vrai dire relevant tant de la psychologie individuelle que de la psychologie sociale. Car l’objectif est pour le Prince d’arriver à rendre légitime ses décisions en leur donnant force de norme sociale intériorisée. Le salut par la manipulation ne viendrait que de l’assistance au sens large de l’école machiavélienne, c’est-à-dire excédant les résultats d’une espionnite généralisée mais vulgaire. Le salut pour le Prince ne viendrait que d’une manipulation scientifique de son opinion publique.
La double approche, épistémologique et thématique, favorise sans doute un certain décryptage de l’œuvre, mais en même temps n’est pas sans susciter des interrogations. N’aurait-on pas, par inadvertance, abouti au décryptage d’intentions non dévoilées de l’auteur ? Non dévoilées parce qu’il ne souhaitait pas les dévoiler, ou parce qu’il ne s’y serait pas reconnu. Tel serait le substrat de ce qu’on dénommerait alors une « construction idéologique » de Stendhal. La Chartreuse apparaît tout à la fois le terrain d’une écriture explicite et latente, d’une description synchronique et diachronique d’un despotisme d’hier qui ne serait que le totalitarisme d’aujourd’hui. Il était fatal qu’avec La Chartreuse on en arriva à l’énigme même du Pouvoir. Par le Journal, on savait qu’une grille de lecture structurante reliait Stendhal aux grands Philosophes politiques sur la durée. C’était l’expérience d’une vie. Machiavel n’était que le 4/4 de l’art de gouverner. Rousseau éveillait surtout chez l’homme sa première sensibilité. On arrive alors au dialogue des survivants politiques, entre Hobbes, l’homme du 17ème siècle et Montesquieu, l’homme du 18ème siècle. Montesquieu avait eu le projet de consolider les leçons des maîtres de l’Antiquité. Hobbes avait, lui, comme vécu sur une autre planète. Les concepts étaient bien les mêmes, mais dans un autre ordre. Par avance Hobbes semblait vouloir dire à ses successeurs : oubliez toutes les réflexions innocentes sur l’homme et la société. La vérité normative est qu’il n’y a rien d’autre que l’Etat que je nomme Léviathan. Et la construction idéologique serait là : se ranger à la suite de Hobbes, sans surtout le dire, tandis qu’on se proclame publiquement le disciple du « grand Montesquieu ».

Ph. A.

Causerie de Mlle Qian Kong
06 avril 2011

« Stendhal au pays du sourire : sa réception en Chine »

L’histoire de la réception de Stendhal en Chine peut être divisée en cinq étapes. La première découverte date des années 1920. La Chine au début du XXe siècle est marquée par de grands bouleversements sociaux. Face au conflit de plus en plus aigu entre l’ancienne culture conservatrice du confucianisme et la nouvelle culture fondée sur les pensées progressistes venues d’Occident, les élites chinoises essaient de trouver à l’étranger une voie pour redresser le pays. Elles ont soif de littérature occidentale. C’est dans ce cadre historique et culturel que Li Huang, jeune intellectuel chinois, étudiant de l’Université de Paris, publie en 1922, une Histoire de la littérature française : du XVIIIe siècle à nos jours qui consacre deux paragraphes à Stendhal. La première biographie chinoise de Stendhal, bien que très courte, paraît en 1926. La première présentation détaillée du Rouge et le Noir est publiée par Ma Zongrong en 1927 dans la rubrique « Cent chef-d’œuvres du temps moderne » de la Revue mensuelle de Romans (xiaoshuo yuebao).
Dans les années 1930 et 1940, Le Rouge et le Noir, La Chartreuse de Parme et plusieurs nouvelles sont traduits. La première nouvelle traduite est Vanina Vanini, qui bénéficie de trois traductions. La première traduction du Rouge et le Noir paraît en 1944. La première version chinoise de La Chartreuse de Parme, publiée en 1948, est traduite de l’anglais par Xu Chi, jeune poète. La première adaptation théâtrale d’une œuvre stendhalienne, intitulée Légende de la ville des esclaves, voit le jour en 1944. Cette pièce en quatre actes est une réécriture totale du Coffre et le revenant. L’auteur emprunte à l’original l’intrigue principale et même des détails tout en changeant le temps, les lieux ainsi que les noms et l’identité des personnages. Dans les histoires de la littérature française publiées à cette époque-là, Stendhal reste un romancier psychologique, observateur perspicace, pourtant l’image qu’a de lui le lecteur chinois oscille entre romantique et réaliste. Les années 1930 et 1940 voient paraître des critiques stendhaliennes beaucoup plus nombreuses et plus profondes, mais l’influence se limite aux milieux intellectuels.
Il faut attendre les années 1950 et le début des années 1960 pour voir la vulgarisation de la lecture de Stendhal. L’apparition de la première traduction complète du Rouge et le Noir par Luo Yujun en 1949, puis plusieurs éditions et rééditions, ainsi que la projection du film Le Rouge et le Noir de Claude Autant-Lara en 1957, stimulent la vulgarisation de la lecture. De 1958 à 1960, des universitaires lancent un grand débat sur Le Rouge et le Noir.
La quatrième étape est marquée par une lecture politisée pendant la Révolution Culturelle (1966-1976). Occupés par les mouvements politiques interminables, les intellectuels chinois publient bien peu de choses sur Stendhal. L’image de Julien Sorel se transforme en « capitulard ».
Au lendemain de la Révolution, on commence à corriger les fausses critiques. Les années 1980 et 1990 connaissent un essor de lectures plurielles. La nouvelle époque voit paraître des dizaines de traductions et adaptations des œuvres de Stendhal. En plus des rééditions de la traduction de Luo Yujun, les années 1980 et 1990 connaissent une explosion des différentes versions du Rouge et le Noir. Au fur et à mesure que la recherche en traductologie se développe, on lance une houleuse discussion en 1995 sur les traductions de ce roman. Parmi de nombreuses traductions, il existe cinq versions représentatives dont chacune a ses propres caractéristiques. L’image de Mme de Rênal est nuancée sous la plume des différents traducteurs. Les traductions du début et de la fin du roman suscitent des discussions intéressantes.
La lecture de Stendhal devient de plus en plus diversifiée dans l’horizon thématique, psychanalytique et sémiotique. Des biographies de Stendhal, des extraits de ses correspondances et plusieurs recueils des œuvres stendhaliennes sont publiés. Les adaptations théâtrales et des bandes dessinées se multiplient.
Les vraies recherches stendhaliennes en Chine viennent de commencer. Longue est la route qui serpente devant nous.

Q. K.

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Causerie de M. Christof Weiand
04 mai 2011

« Michel Butor : ‘Fantaisie chromatique à propos de Stendhal’ (1982) »

« Fantaisie chromatique à propos de Stendhal » (1982) : Voici un texte canonique qui ne cesse d’enchanter les lecteurs de Stendhal, à relire désormais dans les Œuvres complètes (vol. III, Répertoire 2) de Michel Butor. Il s’agit là d’une réflexion ingénieusement faite par l’un de nos très grands contemporains dans les belles lettres et les arts, écrivain-peintre, lui aussi, éblouissant par ses gammes de couleurs, leur sémantique et leur signifiance inattendues.
Et l’on se souvient : il y a cette « fausse muraille de brumes et de fumées couleur de teinture d’iode, de châtaignes et de vieux vin » qui domine la première page de Passage de Milan ; il y a « cette inscription blanche sur de longs rectangles rouges : « Bleston Hamilton Station » localisant l’action de L’Emploi du Temps outre-manche ; et il y a, bien sûr, la valise « couverte de granuleux cuir sombre couleur d’épaisse bouteille », objet emblématique comme faisant partie de l’identité du protagoniste de La Modification.
Butor et les métonymies colorées – Stendhal et la fantaisie chromatique : l’enjeu de l’essai est double, la poétique de l’un se miroitant dans celle de l’autre.
L’essai de Butor est divisé en dix parties. Il illumine le Rouge et Noir, la Chartreuse de Parme et Lucien Leuwen non sans inclure les multiples corrections apportées par Stendhal, ses notes, ses pilotis labyrinthiques. Butor, soucieux de faire parler Stendhal, organise son texte selon la formule : commentaires brefs – citations longues. Et, fidèle au schéma socratique, il pose des questions.
Par exemple : La porte de l’hôtel de la Mole est ornée par une plaque de marbre noir signe, selon Julien, de la peur des jacobins. Et voici l’art de la maïeutique butorienne : « Peut-on vraiment croire qu’il s’agisse là d’une imprudence de la part des propriétaires ? La plaque de marbre noir n’est-elle pas plutôt la marque de l’alliance que la noblesse de la Restauration doit contracter avec l’Église pour continuer, une cuirasse comparable au vêtement noir de Julien ? »
Et le rouge ? C’est, évidemment, le « mythe essentiel » du roman, mythe du feu, du sang, du jacobinisme et de la noblesse du cœur. S’y ajoute le rouge comme couleur du jeu de cartes (le whist). Et Butor, ayant recours à l’Encyclopédie (dans sa version corrigée), d’échafauder un système analogique combinant les dames et sieurs dans le jeu, dans les mythes occidentaux, et dans l’histoire de la France monarchique. Il distingue, savamment, entre mythes stendhaliens d’une part – Mathilde comme la dame de l’âme et la dame de cœur – et mythes collectifs d’autre part – Mathilde-Judith et la tête coupée d’Holopherne-Julien. Les « rois des cartes », eux, s’incarnent en maints personnages stendhaliens et ils représentent quatre grands empires – juif, grec, romain et français –, et dont Butor découvre le halo romanesque.
Outre ces correspondances bien complexes on retient l’occurrence de livres rouges qu’il vaut mieux cacher (La Nouvelle Héloïse, Manon Lescaut) et les livres noirs (les écrits des pères de l’Église ou ceux de Bossuet) qu’on peut montrer.
Julien est-il le fils naturel d’un père puissant et né pour renouveler le sang bleu de la noblesse parisienne? Le bleu, Butor en est sûr, éclipse parfois le rouge et donne de l’espoir. Le « superbe habit bleu du ciel » que va revêtir Julien lors de la visite à Verrières du roi en est le paradigme. Il va au-delà de l’instant présent. Les de la Mole ne possèdent-ils point un canapé bleu ? Et de quelle couleur est, au juste, le manteau de hussard recouvrant le corps du Julien condamné et décapité ? Le bleu va échouer et avec lui toute sa symbolique. « Le drame du XIXe siècle pour Stendhal, c’est que la noblesse, même chez sa reine, y est devenue fausse. »
Lucien Leuwen, roman, hélas, inachevé, a traumatisé son auteur quant au titre et à son rapport avec la fantaisie chromatique. Le Rouge et le Blanc, l’Amarante et le Noir, le Chasseur vert, voilà trois échantillons bien connus d’une série de titres, programme sans fin et sans issue. Et ne voilà-t-il pas Butor, l’élève des grands maîtres de la musique, à l’écoute des mots et de leur valeur anaphonique ? « Prémol » – ce superbe son onomastique – ne rêve-t-il pas se faisant musique – chez l’auteur des promenades splendides et mélancoliques dans la capitale de l’urbs des papes et des carbonari – de la Rome païenne, chrétienne, baroque et à celle moderne, soumise, tout à coup, aux modifications puissamment sceptiques du nouveau roman selon Michel Butor ?
Les noms parlent chez les deux esprits parents que sont Stendhal et Butor : Julien – ce nom ne se complète-t-il pas, des deux côtés, par l’épithète – l’Apostat ? Et Parme, dans la Chartreuse, n’est-ce pas Rome dans Parme ? Pas de doute. La petite ville grandement despotique, dont la tour Farnèse et sa prison sont l’emblème bien visible, est construite selon le modèle du Château Saint-Ange. Et les destins de Benvenuto Cellini et de Julien Sorel de se croiser pour l’instant du clin d’œil destiné par Butor à son aîné Stendhal. Ou s’agit-il là d’une rencontre moins fortuite qu’on ne pense d’Henri Delétang (Passage de Milan) avec Henri Beyle ? Au lecteur et à la lectrice d’en juger.
Au milieu du jeu chromatique stendhalien Butor pose le gris : lieutenant de la mémoire virulente, du culte des souvenirs et du mensonge. C’est peut-être à l’intérieur de ce forum que vont se rencontrer les littéraires et leurs témoignages. Chacun d’entre eux étant l’un des « témoins d’un âge de transition ».
Les rapports entre les deux auteurs ayant à leur actif, chacun, quatre romans mériteraient d’être étudiés à fond. Et Michel Butor devrait faire son entrée au « Dictionnaire Stendhal ».

C. W.

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Causerie de M. Jean-Baptiste Amadieu
05 octobre 2011

« Stendhal à l’Index »

L’opprobre dans laquelle Stendhal tenait la Curie romaine n’a d’égale que la constance avec laquelle Rome mit son œuvre à l’Index. Condamnée une première fois par décret du 4 mars 1828 (censure de Rome, Naples et Florence), l’œuvre est proscrite en bloc le 20 juin 1864 à la suite de la mise à l’Index du Rouge et le noir. Les archives de l’Index, désormais ouvertes à la recherche, permettent d’éclairer les procédures en mise à l’Index de son œuvre.
La procédure de 1828 contre Rome, Naples et Florence repose sur un rapport de Mgr Paolo Polidori, prélat intransigeant, condamné à la prison et à l’exil lors de l’occupation napoléonienne, plus tard élevé au cardinalat. Trois principaux chefs d’accusation retiennent son attention contre le récit de Stendhal : les considérations irrévérencieuses à l’égard de la piété et du clergé ; les écarts galants racontés avec complaisance ; la critique libérale du gouvernement pontifical et de la puissance sociale du clergé. Son examen fournit un catalogue de citations et d’anecdotes répréhensibles suivant leur ordre d’apparition dans le texte censuré. Polidori se montre particulièrement indigné par le ton de raillerie qui caractérise les assertions impies de Stendhal. L’auteur y apparaît empreint des Lumières italiennes, révolutionnaire nostalgique de l’administration napoléonienne de l’Italie, et viscéralement hostile au clergé catholique dans lequel il ne voit qu’intrigues, ambitions, superstitions et hypocrisies.
La seconde procédure, plus tardive, date de l’année du Syllabus. En 1864, le consulteur de l’Index Mgr Jacques Baillès, ancien évêque de Luçon dont l’administration du Second Empire a demandé à Pie IX la démission en raison de son légitimisme non accommodant, procède à un grand examen de la littérature française contemporaine. Son rapport analyse tour à tour Michelet, Hugo, Champfleury, Soulié, Flaubert, Stendhal, Balzac, Ernest Feydeau et Henri Murger. La partie consacrée à Stendhal consiste en une lecture inachevée du Rouge et le noir. À l’appui de sa demande de mise à l’Index, Baillès cite les passages du roman où l’auteur affirme l’influence qu’exercent les livres, en particulier les romans, sur les mœurs des jeunes gens. Aussi explique-t-il aux cardinaux de l’Index que le récit des amours de Julien et de Mme de Rênal : « est ouvertement une école pour indiquer la voie de l’adultère d’une part aux jeunes gens sans expérience, d’autre part aux épouses faisant preuve de chasteté ». Le 20 juin 1864, les cardinaux suivent son avis et inscrivent sur le décret de la Congrégation promulgué par Pie IX : « Stendhal (Henry Beyle) Le Rouge et le noir et ejusdem Auctoris similia ». À la lettre, tous les ouvrages de Stendhal de même veine sont donc interdits de lecture. En 1900, au moment de la réforme léonine de l’Index, la Congrégation romaine renouvelle cette condamnation générale par la clausule « omnes fabulae amatoriae » (« tous les romans d’amour ») suivant le nom de Stendhal dans l’Index librorum prohibitorum. Ce n’est qu’en 1966 que l’Église romaine, par la suppression de la valeur juridique de l’Index, autorise la lecture de Stendhal aux fidèles catholiques.
J.-B. A.

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Causerie de M. François Bronner
9 novembre 2011

« La Schiassetti, Jacquemont, Stendhal »

A une époque où il n’existait aucune forme d’enregistrement, l’art de l’interprète était fugitif. C’était un art de l’instant et seuls les témoignages des contemporains et les échos d’une renommée nous sont parvenus. Si le nom d’Adélaïde Schiassetti nous est connu, c’est parce qu’elle fut de 1818 à 1826 une amie de Stendhal (au sens de l’amitié pure, pour une fois). C’est ensuite parce qu’elle devait être la seule passion amoureuse (toutefois malheureuse) que le naturaliste et grand voyageur Victor Jacquemont, personnage de premier plan dans l’univers stendhalien, devait connaître au cours de sa trop brève existence.
Au départ, rien ne destinait Adélaïde Schiassetti à faire carrière au théâtre. Enfant du siècle, puisqu’elle naquit en 1800, elle était la fille d’un général italien des armées de Napoléon qui fut grièvement blessé en Espagne et qui devait, de retour à Milan, décéder des suites de ses blessures durant l’année 1813. A ce malheur s’ajouta le fait qu’il laissait sa famille sans la moindre fortune. C’est donc pour subvenir aux besoins des siens qu’Adélaïde commença à chanter. Elle débuta dans les salons milanais et obtint très vite un grand succès. En 1818, elle était engagée au Théâtre-Italien de Munich où elle allait durant six ans remporter triomphes sur triomphes. Les années passées à Munich seront sa grande période de gloire. Contralto, elle y chantera une trentaine de rôles, triomphant dans celui de Rosine du Barbier de Séville, comme dans celui de Zerline du Don Giovanni de Mozart, ainsi que dans tous les grands rôles de contralto de l’époque, en particulier ceux écrits par Rossini.
Le futur roi Louis 1er, encore prince héritier, tomba éperdument (mais vainement) amoureux d’Adélaïde. En août 1820, Stendhal qui était un ami de la famille Schiassetti écrivait à Mareste : « Je me suis tranquillisé en passant quinze jours au frais à Varèse avec l’aimable Schiassetti qui me chantait toute la soirée… [le prince] est amoureux fou d’elle sans l’avoir depuis trois ans ». La renommée de la Schiassetti fut vite connue à Paris, mais elle ne sera engagée qu’en juillet 1824 au Théâtre-Italien parisien. Aussi, lorsque en juin 1821, la Pasta part pour Paris, Stendhal écrit à Mareste : « La Schiassetti eût mieux fait votre affaire ».
A partir de juillet 1824 la Schiassetti est à Paris. Avec sa mère elle habite dans le même hôtel, rue de Richelieu, que la Pasta, les deux cantatrices seront toujours de grandes amies. C’est chez cette dernière qu’Adélaïde rencontre Victor Jacquemont. Les deux jeunes gens ne vont plus se quitter de l’été. A Auteuil, où la Pasta à loué une villa, ils lisent ensemble Alfieri et le Don Carlos de Schiller, parlent musique et lacs d’Italie… Tout cela reste très intellectuel, très cérébral, mais semble bien convenir à l’un comme à l’autre.
La Schiassetti doit débuter dans la première parisienne de La Donna del Lago de Rossini. La presse a annoncé son arrivée à Paris de façon très élogieuse. La première, plusieurs fois retardée, a enfin lieu le 7 septembre 1824. Stendhal qui commence son feuilleton sur le Théâtre-Italien dans Le Journal de Paris y évoque « la voix délicieuse de Mlle Schiassetti » qu’il qualifie de « plus beau contralto qui ait jamais paru en France ». Cependant l’œuvre n’a pas séduit et c’est le début des difficultés pour Adélaïde. Dans ses articles Stendhal va prendre vigoureusement sa défense face aux cabales et intrigues.
Le 11 novembre 1824 elle est Isabella dans L’Italienne à Alger. A Paris, le rôle avait jusque là été transcrit pour soprano et le public ne va pas accepter qu’il soit chanté en contralto comme il avait pourtant été initialement écrit. C’est un échec. « Mlle Schiassetti a chanté hier soir avec un art infini la cavatine de l’Italiana, écrit Stendhal dans sa chronique du lendemain … Eh bien, la cavatine n’a produit sur le public qu’un étonnement profond…. Le public débutait dans l’art d’apprécier une belle voix de contralto ». Habituée aux triomphes de Munich, la Schiassetti est désemparée et tombe malade. Victor, comme il l’écrit à son ami Chaper, se « fait médecin ».
A la fin de l’année 1824 Jacquemont est bouleversé par le décès de Mme de Tracy, la femme du philosophe, qu’il considérait comme une seconde mère. Adélaïde, malgré ses problèmes, tente de le réconforter avec beaucoup de tact et de douceur. Mais le jeune homme n’est plus vraiment le même, une profonde tristesse l’a envahi. L’année 1825 s’annonce donc mal.
Au début de 1825, Rossini avait prévu de monter Il Crociato in Egitto de Meyerbeer et d’en donner le rôle principal à la Schiassetti qu’il appréciait. Mais le compositeur obtint d’organiser lui-même la présentation de son œuvre et retira le rôle à Adélaïde, lui infligeant ainsi un nouveau camouflet.
Heureusement, il y avait les concerts privés dans les salons. Comme chez le baron Gérard, le peintre, où Stendhal, Jacquemont et Mérimée sont des habitués et où Adélaïde qui y chante avec la Pasta est vite accueillie en amie. Il y a aussi les soirées privées comme chez la comtesse Merlin. La Schiassetti et la Pasta y chantent ensemble ou à tour de rôle. Cela convient en fait beaucoup mieux au talent d’Adélaïde qui, bonne musicienne, n’est pas vraiment sur scène une actrice comme la Pasta. Ainsi que le remarquera un critique « avec elle sur scène, c’est toujours comme au concert ».
Le mois de juin 1825 est marqué au Théâtre-Italien par la création du Voyage à Reims que Rossini a composé, sur un livret en italien de Balocchi, en l’honneur du sacre de Charles X. Adélaïde y interprète une aristocrate polonaise courtisée par un hidalgo et un général russe qui l’emportera sur l’Espagnol. Le 19 juin, le succès est au rendez-vous. Rossini et Balocchi se sont surpassés en flagornerie à l’égard du nouveau souverain. Au même moment, le contrat d’Adélaïde est renouvelé dans les mêmes conditions.
L’été 1825 sera difficile pour Adélaïde et Victor. Il lui fera même une scène pénible qu’il regrettera ensuite. Mais rien n’est plus comme avant et le jeune homme est vraiment mal. « Je ne trouve d’intérêt à rien », écrit-il. Adélaïde qui tente d’être attentionnée ne sait plus trop que penser.
Au dernier trimestre de 1825, la Schiassetti sera encore confrontée aux difficultés liées à la première parisienne de Semiramide de Rossini. Sachant que son contrat ne sera pas renouvelé une seconde fois, elle signe en mars 1826 avec le théâtre de Dresde. Elle quitte Paris au moins de juillet suivant alors que Stendhal est en Angleterre. A Dresde elle retrouvera le succès sans atteindre les triomphes de Munich. En 1833 elle sera à Londres pour un an. On la retrouve encore en 1834, pendant le carnaval à Vicence, mais c’est la dernière trace que l’on ait d’elle sur scène. Sa frêle silhouette s’est perdue dans la foule des anonymes et laisse cette histoire sans fin….
C’est assez stendhalien.
F.B.

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Causerie de Mme Renée Dénier
07 décembre 2011

« L’Angleterre de Stendhal »

« L’Italie, tout le monde le sait, est la première patrie par le coeur de celui qui se voulait « Milanais ». On sait moins que l’Angleterre a tenu, dans sa vie comme dans son œuvre, une place presque aussi importante par l’usage qu’il a fait de sa langue et l’admiration qu’il a portée à sa littérature. A son époque, les relations entre la France et l’Angleterre ont connu un double mouvement : l’anglophobie, dominante sous Napoléon, l’anglomanie qui lui succède après 1815. De l’anglophobie Stendhal retient l’image des célèbres pontons où pourrissaient les prisonniers français et celle de l’Empereur exilé à Sainte-Hélène. L’anglomanie se répand avec le retour des Bourbons dans tous les domaines en particulier grâce à la présence des Anglais à Paris, où, à l’imitation de Londres, se créent clubs et salons. Quant à la mode, elle exerce une véritable tyrannie, qui ne laisse pas Stendhal indifférent et fait de lui au moins un « fat », sinon un vrai dandy et ne va pas sans laisser quelques traces dans ses romans. Depuis son adolescence, dès ses études à l’Ecole centrale de Grenoble, Stendhal s’était tourné vers l’Angleterre, attiré par sa découverte de l’œuvre de Shakespeare et c’est pour le lire dans le texte qu’il sentit la nécessité d’étudier la langue. Il s’y employa avec assiduité dès 1802, prenant des leçons de divers professeurs et s’astreignant à de nombreuses lectures. Aussi a-t-il un meilleur accès aux grandes œuvres littéraires anglaises. Le « divin » Shakespeare est naturellement l’objet de sa plus grande admiration comme il le rappellera encore dans son projet d’épitaphe : « Quest’anima adorava Cimarosa, Mozart e Shakspeare ». Le grand dramaturge lui sert de guide, il en tire des enseignements, des modèles de personnages et tente de se forger une esthétique. Enfin il en fait le porte-drapeau du théâtre romantique pour que se crée « une tragédie nationale ». Après Shakespeare, ce sont les romanciers du dix-huitième siècle que Stendhal a le plus fréquentés ; il lit Richardson, Fielding, Sterne dans l’espoir d’en tirer des recettes, mais où il trouve aussi une peinture vivante de la société anglaise. Malgré son peu d’attrait pour le lyrisme, les poètes ne le laissent pas indifférent : Gray et sa célèbre élégie, Ossian avec sa  » tendre mythologie ». Byron et Scott apparaissent à peu près en même temps à son horizon littéraire, révélés en 1816 par la lecture d’articles de l’ Edinburgh Review et sa fréquentation des « literati » milanais groupés autour de Lodovico di Brême. C’est là qu’il rencontre Byron, « un joli et charmant jeune homme » qui le séduit avec son « profil d’ange ». Son admiration se teintera plus tard de réserves, puis de critiques allant jusqu’au rejet. Le même parcours, admiration puis détachement et blâme valent aussi pour Walter Scott, surtout lorsque la vocation romanesque de Stendhal se précisera. On ne cherchera pas chez Stendhal une autre connaissance des poètes contemporains, à peine mentionnés comme Shelley ou ignorés comme les « lakistes ». Etroitement associée à l’étude de la littérature, celle de la langue aboutira à un double usage, selon qu’il s’agit d’œuvres destinées à la publication ou de celles qui ont un caractère intime, comme le Journal et la correspondance. Ce qu’il apprécie dans l’anglais, ce sont l’économie de mots et son expressivité souvent poétique. Dans les œuvres intimes, l’anglais lui permet d’abord d’échapper aux indiscrétions possibles et répond à une certaine pudeur de sentiments, concernant sa vie intime et son activité littéraire. Son anglais, mêlé au français, donne alors à la langue un aspect bariolé, original et d’une déconcertante modernité. Cette pratique de l’anglais a nécessairement, selon nous, marqué son écriture où foisonnent des formes évidemment calquées sur l’anglais : emploi abondant du privatif « dé » (se désaffectionner…) ou surabondance des formes en « -ant » correspondant au « -ing » anglais (une France réformante…). Stendhal forge aussi des mots (victimer, approximer, mimiquer) et ne se prive pas d’employer des constructions à l’anglaise, fussent-elles gauches (en me levant debout). Est-il tombé dans le piège de l’anglais ? C’est sans doute l’un des signes de l’originalité et de la modernité de son écriture / littérature / langue : à cela s’ajoutent de nombreuses lectures d’ouvrages critiques, en particulier le Tableau de la Grande- Bretagne de Baert, confortée par ses fréquentations, rencontres avec des Anglais en France et en Italie. Mais c’est sur le terrain qu’il vérifie la justesse de ses connaissances livresques, en trois voyages, à Londres en 1817 et 1821 et jusqu’au nord de l’Angleterre en 1826. Il n’accorde guère d’intérêt aux monuments, préfère les flâneries le long des rues ou les rêveries dans les parcs, à l’ombre des « grands arbres » où il satisfait sa passion du « vert » qui « rafraîchit l’âme », « épanouit le coeur ». Il découvre les méfaits visibles de l’ère industrielle naissante et pénètre plus avant dans la vie sociale, dont il s’efforce de mettre à nu les ressorts. Il résume ses impressions dans une lettre adressée en septembre 1826 à son amie Jules Gaulthier : « J’ai vu l’Angleterre, pays où l’on m’a comblé de bontés, mais qui m’a attristé par le malheur de ses habitants. La religion, abominable ici, compte comme le plus grand péché de rompre le sabbat, c’est-à-dire de s’amuser le dimanche… Le malheureux qui vit de sa journée est plus esclave qu’au Maroc ». Il note aussi le rôle détestable de la pairie, de l’aristocratie, qui a partie liée avec la religion, dont les premières victimes sont les gens du peuple. C’est aussi sa collaboration à la presse britannique, de 1822 à 1829 qui lui permet de mieux analyser les rapports « des deux nations les plus civilisées » et de donner « en creux » une image de l’Angleterre. En dehors de la politique, de l’organisation sociale et de l’histoire, Stendhal s’est fortement intéressé à d’autres aspects de la vie anglaise : caractère des Anglais, position des femmes, beaux- arts, amour de la nature. Stendhal fait prévaloir sa liberté de jugement, dans le blâme comme dans la louange : les laideurs d’une civilisation soumise aux lois de l’argent, aux horreurs du machinisme, à l’étroitesse des conventions sociales, à l’empire de l’opinion, sont rachetées par la beauté de ses arbres, métaphore d’un idéal à atteindre. L’interprétation que Stendhal fait de l’Angleterre nous semble également métaphorique. Dans la confrontation du Nord et du Midi, on peut reconnaître, sans se livrer à une explication psychanalytique trop simpliste, l’opposition entre l’Angleterre, assimilée à la figure haïssable du père, et l’Italie, terre du bonheur et d’un univers maternel adoré. L’étude de la relation complexe de Stendhal et de l’Angleterre nous livre des vues souvent originales sur le pays, mais nous révèle surtout le fond intime de sa personnalité. »

R. D.